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En toutes Lettres... : Tendances de la littérature marocaine actuelle : L'exemple de E.A. El Maleh1
Publié dans L'opinion le 14 - 12 - 2016

Après avoir été surtout critique de littérature et d'art marocains, E.A. El Maleh a écrit quatre romans depuis 1980 : Parcours immobile, Ailen ou la nuit du récit, Mille ans un jour, Le Retour d'Abou El Haki.
Ses œuvres sont toutes dominées par une question centrale : la disparition de la communauté juive marocaine dont il est issu et les conséquences de ce drame sur le devenir judéo-arabe. Se revendiquant juif et arabe, il vit profondément le déchirement de ses deux communautés : l'exil juif et la violence anti-arabe, et en particulier anti-palestinienne. A travers ses récits, il veut témoigner du destin commun arabo-juif dans l'histoire et la culture marocaines. Le récit montre que les agressions portées aux deux communautés et les conflits qui ont opposé celles-ci ont été forgées de l'extérieur. A travers une kaléidoscopie de vies en échos, c'est la recherche d'une histoire authentique qui est explorée. Dans l'optique de E. A. El Maleh, seule la littérature peut restituer une certaine vérité de l'histoire et rendre l'existence possible. Loin des bruits et des fureurs des événements historiques imposés, et à partir d'une mémoire vive, une quête en profondeur se mène. Elle peut paraître utopique; elle se révèle d'une grande portée : c'est dans la seule expression de l'écriture solitaire, d'un homme en face de son imaginaire que prend sens l'interrogation sur le destin d'un homme qui se veut la conscience refoulée de la communauté juive du Maroc. D'où l'importance que revêt la réflexion portée sur les mots qui traduisent cette quête. Pour peu que le lecteur soit sensible au poids des mots et à la vie plus authentique que révèle le récit, cette réalité peut fortement l'interpeller.
Parcours immobile est le premier «roman» de E.A. El Maleh. C'est l'œuvre qui se rapproche le plus d'un récit autobiographique : le narrateur, au début de l'œuvre, est au cimetière juif d'Asilah où le dernier juif de la ville, Nahon, vient d'être enterré. Avec lui disparaît la communauté juive de la ville. Ce choc libère la méditation et le souvenir : le narrateur entrevoit l'histoire bouleversée de cette communauté qui a dû abandonner son sol pour s'exiler. Il s'interroge sur le mobile profond qui l'a poussée à partir. Pourtant, en revoyant son passé, rien n'explique ce départ. Les familles vivent dans leur culture en pleine harmonie avec les familles arabo-berbères du Maroc. Elles sont toutes contre la domination coloniale. Deux personnages sont privilégiés : Josua, témoin de l'entente des deux communautés, Aïssa, le militant communiste qui fait l'expérience de la lutte anti-colonialiste mais se rend compte en même temps des impasses de l'idéologie communiste. A travers lui, le narrateur dénonce avec ironie la vision manichéiste et mécaniste du parti dogmatique ainsi que son mépris pour les aspirations de la population.
Sa langue de bois ne peut être d'aucune efficacité contre le discours colonialiste «apocryphe», «de la terreur». Josua représente l'homme juif marocain qui vit en harmonie avec les autres composantes arabo-berbères de la société. Aïssa est le militant communiste qui œuvre pour la libération de la population dominée, quelle que soit son origine. Mais il se rend compte qu'il sert un parti dont les dirigeants se préoccupent davantage de leur pouvoir et de leurs ambitions que de l'affranchissement réel de l'homme marocain.
A travers des personnages centraux comme Josua et Aïssa, Parcours immobile démystifie les idéologies, en particulier communiste et sioniste. L'une et l'autre exploitent des sentiments profonds en l'homme - le désir de liberté et d'identité - mais les utilisent à leur propre profit. Le drame le plus vivement ressenti est la rupture de l'harmonie socio-culturelle arabo-juive que les discours et les actions des pouvoirs politiques ont provoquée. L'œuvre littéraire se veut ici la seule possibilité de réhabiliter l'imaginaire social et individuel d'une communauté fondamentalement inter-culturelle. La vraie vie se lit dans ces scènes prises sur le vif, sur les joies et les souffrances, qui révèlent avec émotion le destin commun arabe, berbère et juif dans l'histoire du Maroc.
Aïlen ou la nuit du récit est aussi une critique du système socio-politique au Maroc, mais cette fois-ci après l'indépendance. Sous forme de tableaux sur la misère sociale, le récit met en relief avant tout la répression militaire contre les manifestants, au Maroc, en 1965. En y revenant plusieurs fois, le narrateur l'associe à d'autres drames : ceux de la période coloniale comme ceux plus actuels, tels les sanglants affrontements de 1981 à Casablanca.
Le narrateur met en scène les différents acteurs de ces événements. Comme les responsables coloniaux auparavant, les détenteurs des différents pouvoirs (argent, arme, savoir) après l'indépendance, sont dénoncés avec une ironie corrosive pour leur cruauté, leur cynisme et leur opportunisme. Le récit met surtout l'accent sur les méfaits des arrivistes, formés en Occident, qui continuent à exploiter les paysans, les ouvriers, les jeunes. Certains, comme Jaouad, l'assistant à la faculté, choisissent de travailler honnêtement; mais à l'instar de Saïd, ils paient pour leurs idées et se retrouvent en prison. L'œuvre met en parallèle d'autres répressions et dominations dans le monde, mais le narrateur ne se considère pourtant pas comme un «porteur de message» : il se veut simple témoin de ce désordre qui anéantit les valeurs, écoute des voix étouffées; il souhaite - en tant que poète - rendre au «silence sa parole».
Arien ou la nuit du récit rejoint ainsi Parcours immobile: seule la littérature paraît capable d'évoquer la vie authentique, comme la figure d'Ai1en, création fascinante au milieu de l'obscurité de l'histoire, et qui symbolise l'acte même d'écrire le récit (Hagada) toujours naissant. Tant d'événements douloureux poussent le narrateur à l'exil et à la désillusion mais il reste, grâce à l'écriture, un «voyageur aérien», témoin de l'absurdité et de la violence.
E. A. El Maleh reprend la question de la communauté juive du Maroc dans Mille ans un jour, mais la relie ici au drame du peuple palestinien; une double contradiction est soulevée :
1- Comment une communauté si enracinée au Maroc depuis plus de mille ans, arrive-t-elle, en un jour, à abandonner son pays et à s'exiler sous l'effet de l'idéologie sioniste ?
2- Comment cette communauté qui a connu le pire génocide de l'histoire humaine sous le nazisme peut-elle être amenée à être le bourreau d'un peuple qu'elle déracine, le peuple palestinien ?
Nessim, le personnage central du roman, prend conscience de ce double drame un matin de juin 1981 : il voit la photographie d'un enfant palestinien du journal, mutilé par des bombes israéliennes, lors du massacre de Sabra et Chatila. Cette image pénible le pousse à revoir la vie de la communauté juive au Maroc à partir de son propre vécu : tous les souvenirs manifestent des liens intimes entre les juifs et la population arabo-berbère à Essaouira, Safi, Marrakech, Amizmiz. Les lettres familiales le confirment : en particulier, celles du grand-père précieusement gardées dans le «Coffret du thuya».
Le narrateur ne peut alors s'expliquer le départ brutal des juifs marocains en Israël. Le récit se double d'une transposition de Nessim dans Beyrouth défigurée, à la recherche de l'enfant assassiné. Les visions de l'imaginaire se mêlent à celles de la mémoire, et Nessim fusionne avec les victimes de la guerre : les scènes finales décrivent le narrateur, entre l'éveil et le cauchemar, en témoin et victime de massacres à Tel Aviv et Jérusalem. Policiers, juges et religieux fanatiques sont représentés comme les acteurs du drame sous le regard innocent de Sarah, enfant marocaine d'origine juive de 10 ans, transplantée dans ce décor d'horreur qui rappelle les tragédies du peuple juif dans le passé.
Après cette descente aux enfers, Nessim, nouvel Ulysse, se retrouve à la table d'un café où il a rendez-vous avec un chroniqueur; mais il n'y trouve que quelques notes dispersées: les événements s'effacent derrière la réalité du texte, seule compensation qui permet à Nessim de continuer à vivre. Ici encore, l'écriture est le seul salut.
Mille ans un jour s'achève ainsi sur une réflexion sur la littérature, thème permanent de toutes les œuvres, et qui se développe davantage dans Le Retour d'Abou El Haki, la dernière œuvre de E. A. El Maleh. Ce «retour du récitant» est une quête initiatique d'un «voleur d'histoires» à travers des événements, personnages, temps, espace : le but est de restituer le sens et l'essence de la société marocaine judéo-arabe et berbère que la civilisation musulmane a fait s'épanouir. L'histoire présente montre certes son échec devant la civilisation occidentale, mais cela ne peut pas faire oublier la grandeur de ses valeurs, et de ses possibilités d'adaptation au monde moderne. Une telle lecture se vérifie dans le récit épi co-lyrique de vie d'individualités marquantes comme Amine El Andaloussi, Sofiane Abou El Raki, Ahmed El Ghazouli. L'auteur de ces évocations ici est le narrateur lui-même qui se présente comme avancé en âge; mais l'euphorie du récit de ces figures prestigieuses le font vivre dans une sorte d'atemporalité dans des espaces et des périodes pluriels. Tout au long de ce voyage dans les différents lieux de la civilisation musulmane (Fès, Marrakech, Le Caire, l'Andalousie, l'Inde), un hommage est rendu à la tradition musulmane de savoir, de culture et de refus de tyrannie, contrastant avec la violence de certaines idéologies actuelles. L'illustration est donnée encore ici par la violence en Israël à l'égard du groupe arabo-juif, Sarah et Ismaël qui s'aiment, mais sont séparés brutalement parce qu'ils sont d'origine ethnique différente.
L'évocation s'accompagne du plaisir de la méditation sur les vertus et les joies de l'écriture. Le bonheur de l'exploration de ces vies est entretenu par l'image de Nezha dont la présence paradisiaque et érotique alimente la narration. Elle est source de toutes les pérégrinations réelles ou oniriques, en particulier quand le récit se focalise sur Sofian Abou El Raki, prototype de l'écrivain et avec lequel il a, comme Aissa, différentes affinités. [ ... ]
TENDANCES ESTHÉTIQUES
Pour exorciser les événements traumatiques que nous avons évoqués, E.A. El Maleh restitue les faits vécus d'une histoire refoulée : tableaux de vie sur les fêtes, les mariages, les naissances, les deuils ... Mais plus que par leur représentation, ils prennent sens et valeur à partir de la force verbale du texte. La littérature rend possible la renaissance d'un être que le récit célèbre. Cette élaboration se réalise par le choix du genre et la particularité stylistique de l'écriture.
Le choix du genre
Le roman, genre le plus libre en littérature, rend compte efficacement de la problématique de l'œuvre: restituer une vie, individuelle et collective, dans ses dimensions historique, culturelle, philosophique. Le roman est ici un récit synthétique qui associe les différentes expressions, autobiographique, poétique et réflexive, qui servent la fiction.
De nombreux événements, surtout dans Parcours immobile, évoquent la vie même de l'auteur : famille, amitiés, amours, engagement social et politique ... Les procédés fictionnels servent ici l'autobiographie : l'étude des noms de personnages et des pronoms renvoyant au narrateur montrent le lien entre les personnages de fiction et l'auteur: le choix des divers sujets dans la progression du récit, répond à un besoin d'exprimer les différentes facettes de la vie personnelle. Elle s'élabore en fonction du travail de la mémoire, de l'étape historique et de l'évolution de la personnalité de l'auteur. La relation étroite auteur-narrateur-personnage, à la base du récit autobiographique, est renforcé ici par le croisement identitaire des personnages (notamment Josua-Aissa), ce qui permet de saisir une vie dans toutes ses nuances. Par ricochet, le lecteur marocain est lui-même interpellé par les scènes de la vie et de la mort, l'amour et la haine, le réel et l'imaginaire. Celles-ci en effet sont ancrées dans des événements auxquels il ne peut être insensible: l'avènement de l'indépendance, les émeutes de 1965 et 1981, le drame palestinien ...
La fictionnalisation de cette réalité donne une vue plus juste aux événements: le prisme de la subjectivité que le texte élabore traduit davantage les rapports qui orientent les êtres humains.
L'histoire trouve de nouvelles dimensions dans l'expression philosophique: la réflexion méditative est fréquente dans le récit. Elle a trait à la critique des idéologies, surtout dans Parcours immobile ou Mille ans un jour; au devenir des civilisations, dans Le Retour d'Abou El Haki; à la mémoire comme nécessité pour la vie, dans toutes les œuvres. Mais la réflexion sur la littérature est la plus développée: en cela, E.A. El Maleh se rapproche d'écrivains - qu'il convoque d'ailleurs abondamment dans son texte - comme Borges, E. Jabès, W. Benjamin, M. Blanchot, M. Proust, E. Canetti. De ce point de vue, El Maleh est proche de tout un courant littéraire maghrébin actuel représenté par A. Khatibi, A. Meddeb, T. Ben Jelloun. L'intérêt principal de la réflexion philosophique est de donner aux énoncés narratifs toute la signification des événements évoqués. Contrairement à son fonctionnement dans l'essai, ce type d'énoncé, comme le récit qui les inclut, a une expression poétique: elle le préserve de toute récupération qui guette le discours idéologique dans le texte dénoncé. Elle le rend accessible à un monde refoulé. C'est dans ce travail du langage que résident les valeurs stylistiques particulières de l'œuvre d'El Maleh.
Caractéristiques stylistiques
Dans la narration comme dans la réflexion méditative, le fonctionnement de la mémoire et de l'imaginaire privilégie la métaphore. Certaines ont une portée particulière : par exemple, le nom de Nessim, figure dominante de Mille ans un jour, qui signifie en arabe «vent léger et agréable». Celui de Nezha dans Le Retour d'Abou El Haki, qui veut dire «promenade». Ces images sont reprises dans les métaphores métanarratives qui définissent le récit comme «vent, «voyage», «fleuve», «désert» : ainsi la narration, comme le discours qui la commente, peuvent exprimer, par ce type de métaphores, le mouvement même de la vie; le texte dans son ensemble, jouant sur la circulation entre la narration historique, la réflexion et la poésie, suggère cette expression et se donne comme métaphore. Sur ce plan, certaines pages ont un effet particulièrement saisissant : par exemple, les lettres épico-Iyriques du grand-père dans Mille ans un jour.; le récit du voyage de Amine El Andaloussi dans Le Retour d'Abou El Haki; l'évocation de l'enfance dans Parcours immobile ou de l'amour de Nezha dans Le Retour d'Abou El Haki.
L'effet de mouvement est produit par la construction même de la phrase: celle-ci semble obéir plus au rythme de l'énonciation orale qu'aux contraintes de la grammaire du texte écrit, ce qui explique sa construction particulière: phrases très longues, ponctuation arbitraire, fragmentation de l'énoncé, infractions grammaticales produites par l'emploi fréquent des ellipses, télescopage de temps verbaux incompatibles, utilisation incongrue d'embrayeurs, parenthétisation excessive, répétition de certaines expressions. Cette incohérence stylistique rend sensible la liberté du mouvement de la parole qu'accentuent les variations du rythme et des intonations de l'association plurielle des images. Au-delà de la phrase, c'est la logique même de la narration qui se trouve bouleversée.
L'association imprévue d'énonciation d'événements, d'espaces, de temps, de registres nous oblige à des déplacements continuels d'un univers référentiel à l'autre; il arrive fréquemment que les fondements de la logique narrative classique - chronologie de événements, permanence de l'identité, stabilité des espaces - soient perturbés. Mais une autre logique est à l'œuvre: celle de l'imaginaire et de la mémoire que l'écriture littéraire, dans sa spécificité, permet d'appréhender. L'association d'événements, de propos, de lieux différents, obéit à un principe métaphorique ou analogique. A l'instar de la formation onirique, le récit sélectionne et associe en surimpression les portraits, les actions, les scènes concourant au même effet: la violence, l'amour, les correspondances interculturelles ... Le récit peut se fonder sur un principe itératif pour convoquer plusieurs fois une même image, une même idée, un même événement à des endroits inattendus du texte: la figure de l'enfant mutilé du Liban dans Mille ans un jour, l'image de Nezha dans Le Retour d'Abou El Haki, la grève de 1965 à Casablanca dans Parcours immobile ...
La représentation diégétique, constamment fragmentée, anachronique, énonciativement ambiguë, trouve son intelligibilité dans le principe sous-jacent qui ordonne l'association ou la répétition de ses unités. Amplifiant leur signification, cette technique donne une autre vision au réel qu'elle fait vivre autrement et plus intensément, comme sous l'effet d'une obsession verbale : car ici, c'est le verbe qui donne vie. La meilleure expression est le jeu introduit par la polyphonie narrative. El Maleh met l'accent sur l'engendrement des paroles multiples que crée ce langage: chaque être semble habité par des voix dont il est en quelque sorte le traducteur, l'intercesseur et le témoin en même temps. D'où cet arrière fond sonore de paroles et de bruissements qui donnent à la mémorisation la force du vécu. Tantôt insaisissables, tantôt fuyants, les échos de voix multiples tissent le texte dans ses colorations nuancées: interjections, appels, lamentations, murmures, réflexions, hymnes, prières, postures énonciatives qui dramatisent et fictionnalisent le récit jusque dans ses «masques» vocaux. Ceux-ci circulent dans l'œuvre et d'une œuvre à l'autre, s'appelant, se distinguant, s'interpénétrant dans un continuel miroitement.
Le principe de vie qui commande en profondeur la logique du récit d'El Maleh explique ce mouvement bouleversé de surface textuelle dans ses associations incompatibles et ses constructions hétérogènes : engendré par les processus du rythme, des sonorités, des images et de la syntaxe. Ce mouvement impose la reconnaissance d'une identité : celle d'un texte et, au-delà, celle de son énonciateur.
1 Cet article est initialement consacré à El Maleh et Serhane, nous en gardons uniquement la partie concernant notre invité. Voir la référence en fin d'article pour consulter la version complète. (A. Baïda).


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