Ils sont venus célébrer la vie. Ils sont repartis dans des sacs mortuaires. La nuit de mardi à mercredi est de ces nuits qui brisent quelque chose dans la conscience collective. Deux immeubles de quatre étages, au cœur du quartier Al Massira, à Fès, se sont effondrés en quelques secondes, engloutissant vingt-deux vies, blessant seize autres, interrompant un baptême qui aurait dû célébrer l'avenir. Un drame atroce, auquel les institutions du Royaume ont immédiatement répondu : enquête ouverte par la police judiciaire sous la supervision du parquet, secours mobilisés jusqu'à l'épuisement, autorités locales et protection civile à pied d'œuvre. Rien n'a manqué, du côté de l'Etat, dans le moment de l'urgence. Mais ce serait un mensonge confortable que de réduire cette tragédie à un simple accident technique. Fès ne s'écroule pas d'un seul coup ; elle s'effrite depuis des années. Dans ces quartiers périphériques nés de l'auto-construction, censés remplacer les bidonvilles, les intentions étaient nobles mais les contrôles trop souvent insuffisants. Beaucoup de bâtiments ne respectent ni les normes, ni les limites d'élévation, ni les précautions élémentaires qu'impose le bon sens. Lorsque la précarité devient un modèle d'urbanisme, il suffit d'une nuit pour que tout se paie au prix du sang. Cela ne signifie pas que les habitants sont fautifs. Ils sont, avant tout, les victimes d'un engrenage où pression sociale, pauvreté et absence d'alternatives finissent par normaliser le danger. On surélève un étage pour loger un fils marié, un autre pour accueillir la famille élargie, et l'immeuble, déjà fragile, porte sur ses épaules le poids de vies qu'il n'était pas conçu pour soutenir. Pendant ce temps, promoteurs opportunistes, intermédiaires peu regardants, services débordés et laissez-faire cumulatif tissent une toile de risques que personne ne veut réellement affronter. LIRE AUSSI : Effondrement de deux immeubles à Fès : la police judiciaire ouvre une enquête Le véritable drame est là, non dans la chute d'un bâtiment, mais dans la tolérance prolongée d'un système où chacun espère que la fatalité choisira un autre quartier. Jusqu'au jour où elle frappe. Et alors, les mêmes questions reviennent, toujours posées trop tard. Fès n'est pas une ville quelconque ; c'est un pilier de la mémoire marocaine, un centre d'intelligence, de spiritualité et d'histoire. La laisser se dégrader à sa périphérie, c'est renoncer à une part de nous-mêmes. Il ne s'agit pas d'accuser indistinctement, mais de regarder en face une vérité que trop de drames ont déjà révélée. Sans contrôle rigoureux, sans fermeté dans l'application de la loi, sans politiques d'habitat réellement structurantes, l'urbanisation informelle devient une fabrique silencieuse de catastrophes. Aujourd'hui, alors que les familles pleurent, que les secours fouillent encore les débris, que la justice enquête avec sérieux et responsabilité, la question n'est plus de s'indigner mais d'exiger une cohérence nationale. Nous ne pouvons pas bâtir des villes vitrines d'un côté et laisser des quartiers entiers s'effondrer moralement et matériellement de l'autre. Il reste donc, une fois les larmes essuyées, des interrogations inévitables. Elles méritent d'être formulées avec calme, mais avec fermeté. Qui a permis que des immeubles dépassant les limites prévues soient construits ou surélevés sans contrôle suffisant ? Quelles expertises ont été menées dans ces zones, et lesquelles ont été ignorées ? Combien de bâtiments, à Fès et ailleurs, sont aujourd'hui dans un état similaire, connus comme dangereux mais encore habités ? Quels mécanismes d'accompagnement permettraient enfin d'évacuer, dignement mais fermement, les logements menaçant ruine ? Et surtout, combien de drames faudra-t-il pour que la sécurité des citoyens cesse d'être négociable ? Fès porte son deuil, mais le Maroc tout entier doit porter la réflexion. Car sous les ruines d'Al Massira, ce n'est pas seulement un immeuble qui s'est effondré mais une part de notre tolérance à l'inacceptable. Il est temps de bâtir mieux et de bâtir vrai.