Au cours d'une récente rencontre consacrée à la proposition marocaine d'autonomie pour le Sahara, un échange particulièrement animé a mis en lumière un désaccord récurrent sur la qualification des populations des camps de Tindouf. D'un côté, une lecture juridique et diplomatique qui tend à qualifier ces populations de «séquestrées», considérant l'absence de liberté de mouvement et de parole comme un fait établi. De l'autre, un appel à un traitement plus nuancé, en arguant que le terme «séquestrés» infantilise ou nie la capacité de choix des personnes concernées, et en insistant sur leur dignité et leur conscience politique. Cette posture n'est pas nouvelle : elle a été portée, sous d'autres formes et à d'autres époques, par des activistes ou des personnalités ayant ou affirmant avoir une connaissance intime des réalités sociales des provinces du sud. C'est l'occasion de se pencher sur le statut et la perception des populations vivant dans les camps de Tindouf, à travers des éléments de droit international, des faits documentés, et les principales controverses en jeu. Toute réflexion rigoureuse sur les camps de Tindouf doit distinguer clairement deux catégories, qui relèvent de statuts différents : la population civile des camps, largement dépendante et vulnérable, et le personnel politico-militaire du polisario, non assimilable à des réfugiés. Population civile des camps Qu'est-ce qu'un réfugié au regard du droit international ? La Convention de Genève de 1951 (et son Protocole de 1967) définit un réfugié comme «toute personne qui, craignant avec raison d'être persécutée du fait de sa race, religion, nationalité, appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité...» Cette personne doit présenter une demande d'asile aux autorités du pays d'accueil, en indiquant les raisons du départ du pays d'origine. Une carte provisoire de séjour est remise au demandeur le protégeant contre le refoulement. Si le statut de réfugié est accordé, le bénéficiaire reçoit une carte de réfugié qui lui garantit le séjour, le droit au travail, à l'éducation, au regroupement familial et à la sécurité sociale. En cas de rejet, le demandeur d'asile doit pouvoir contester la décision auprès d'une juridiction ou d'une commission administrative d'appel. L'Etat d'accueil explore trois solutions durables pour les réfugiés, en respectant leur consentement : faciliter le rapatriement volontaire vers le pays d'origine lorsque les conditions le permettent, organiser la réinstallation vers un pays tiers disposé à les accueillir, ou favoriser leur intégration locale. Les personnes vivant dans les camps de Tindouf n'ont pas bénéficié de cette procédure. Elles sont considérées comme «réfugiées» par le Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR), mais il s'agit d'une mesure d'ordre pratique qui s'applique collectivement aux habitants des camps. Voilà une première singularité des camps. Ce n'est pas la seule, et nous avons eu l'occasion d'évoquer les anomalies qui caractérisent ces camps. Lire : Les camps de Tindouf, le nœud du problème Le HCR a accès aux camps de Tindouf, mais c'est un accès partiel, limité et fortement encadré par le polisario, qui «administre» les camps avec l'aval des autorités algériennes. Il n'existe pas de recensement fiable des habitants des camps, réalisé par une partie neutre et crédible. Il n'y a que des estimations, qui oscillent entre 40 000 et 170 000 personnes, selon les sources. Or, le recensement est une condition clé pour évaluer l'aide humanitaire nécessaire et évaluer les solutions durables telles que prévues par le droit international : rapatriement, réinstallation ou intégration locale. La politisation de l'aide humanitaire fausse-t-elle la situation ? Certains rapports (ex. OLAF en 2015) ont évoqué des détournements d'aide au profit d'élites du polisario. Le manque de transparence, aggravé par l'absence de recensement, entrave une gestion équitable des aides. Les habitants des camps sont des assistés et survivent grâce à l'aide internationale : nourriture, soins, scolarité, abris. Il n'existe aucune économie locale autonome. Ils vivent donc dans un système d'assistance durable, sans alternative réaliste à court terme. Peut-on, pour autant, les qualifier de «réfugiés» ? Que sont-ils alors, au regard du droit, voire de la simple réalité ? Séquestrés Certains récusent le terme de «séquestrés», plus pour des raisons sentimentales que juridiques. Or, il repose sur des observations tangibles : Le statut de réfugié suppose normalement un enregistrement individuel et nominatif, ce qui n'a jamais été fait à Tindouf, malgré les multiples appels du Conseil de sécurité de l'ONU. L'Algérie s'y oppose formellement, sans raison convaincante et sans que l'ONU s'en émeuve outre-mesure. La circulation à l'intérieur des camps semble relativement libre, mais sous l'autorité du polisario. En revanche, la circulation entre les camps est fortement restreinte, tandis que la sortie hors des camps sur le territoire algérien est interdite. Les habitants ne disposent pas de titres de séjour individuels algériens ni de titres de voyage. Les voyages hors de l'Algérie sont exceptionnels et réservés aux chefs du polisario et à certains activistes, à condition de laisser leur famille dans les camps. Il va sans dire que le régime algérien et le polisario empêchent, et sanctionnent toute tentative de retour volontaire au Maroc. Ces personnes ne peuvent quitter les camps que clandestinement et au péril de leur vie. Les camps sont situés dans une zone militaire contrôlée par l'Algérie et le polisario, interdite d'accès libre. Le polisario exerce un pouvoir sans partage dans les camps. Il contrôle l'éducation, les médias, la circulation, l'aide, les déplacements. Il punit, torture, emprisonne, tue les opposants. En territoire algérien, au vu et au su des autorités algériennes ! Une population qui ne peut ni sortir librement des camps ni choisir son lieu de résidence ou son avenir ne peut être considérée comme des réfugiés dans le plein sens du terme, mais plutôt comme des personnes «retenues contre leur gré». Elles ne sont pas «séquestrées» au sens pénal du terme, mais elles ne sont pas libres pour autant. Les habitants des camps sont dans une zone grise : ni vraiment réfugiés pleinement reconnus, pseudo «citoyens» d'une «république» fictive, ils ne sont pas des prisonniers, mais ils ne sont pas libres. Ils ne sont pas des clandestins, mais ils n'ont pas de papiers. Ils ne sont pas tout à fait des exilés, mais ils ne vivent pas chez eux. Ils sont, dans une large mesure, des captifs, des otages oubliés aux mains du polisario et du régime algérien dans un vain bras de fer avec le Maroc. Ceux qui ont quitté leur terre en 1975-76, soit par peur des combats, soit sur forte incitation ou encadrement du polisario et de l'Algérie sont probablement aujourd'hui en majorité décédés. Leurs descendants, nés et élevés dans les camps, sans autre expérience de vie que celle d'un espace clos, n'ont jamais vu le monde extérieur. Leur monde, leur famille, leur vie sont dans les camps. Certains ont sans doute choisi, consciemment, de rester. Mais peut-on affirmer que toute une population vit ainsi depuis cinquante ans, dans des conditions inhumaines, dans l'un des déserts les plus inhospitaliers du monde, par conviction ? Il n'y a pas de pluralisme politique dans les camps, pas de presse indépendante, pas de consultations ouvertes ; les critiques internes sont difficiles, voire dangereuses. Assimiler toute la population à un choix politique assumé est un abus d'interprétation. La plupart des habitants des camps sont peu instruits, souvent analphabètes. Ils n'ont jamais voté. Personne ne leur a jamais demandé s'ils souhaitaient rester, partir, retourner, changer. Ils n'ont jamais pu dire, librement et sans crainte, ce qu'ils pensent. Peut-on parler d'adhésion politique là où il n'y a ni choix, ni liberté de conscience, ni espace de débat ? Les émeutes ou intifadas qui secouent régulièrement les camps sont bien la preuve que ces faux réfugiés n'adhèrent plus aux mots d'ordre du polisario. En s'inspirant de l'esprit du célèbre appel de Ronald Reagan «Tear That Wall», à propos de Berlin, il est temps de plaider pour que celles et ceux qui le souhaitent puissent quitter les camps. Cela ne devrait pas relever de l'exception, ni d'une faveur discrétionnaire, mais d'un droit élémentaire. Prochain article : Qui est le polisario ?