L'itinéraire de celui que Moulay Hicham avait qualifié de "donneur de leçons" qui "souffre un peu du syndrome de la prima donna"*, est pavé de zones sombres qui résistent au temps et à tous ses efforts pour les effacer. Parmi celles qui altèrent durablement l'image de journaliste indépendant et d'esprit libre désintéressé qu'il tente depuis 25 ans d'imposer pour forcer le respect de ses interlocuteurs, sa relation avec Moulay Hicham est sans doute la plus ravageuse. Le prince qui rêvait de monter sur le trône, avait progressivement façonné la ligne éditoriale des publications de Media Trust, au point d'en être devenu, pour un temps, le véritable dirigeant. Vous avez dit "indépendant"? Les parenthèses ne sont pas de trop, à en croire ce que dit Ali Amar, ex-associé d'Aboubakr Jamaï. Il décrit, dans le détail, une relation de servitude qui est la cause véritable du discrédit qui a emporté « Le Journal » et, avec lui, tout un pan de la presse nationale privée dans les années 2000. Le Journal a "péché par certaines alliances de circonstances dont celle qu'il a justement scellée avec le prince Moulay Hicham", avoue Ali Amar*, aujourd'hui directeur du pure player digital Le Desk. Cafardages Cette séquence peu glorieuse du parcours d'Aboubakr Jamaï est clarifiée par Ali Amar, son ancien compagnon de route, donc. Il signait en 2015 un livre consacré à Hicham Alaoui, fils du Prince Moulay Abdellah, l'oncle du Roi Mohammed VI : "Moulay Hicham, itinéraire d'une ambition démesurée", aux éditions Pierre Guillaume du Roux. Le lecteur comprend assez rapidement que les actionnaires de Media Trust, la société éditrice des publications dont Aboubakr Jamaï était le patron depuis sa création en novembre 1997, étaient en réalité entrés progressivement dans la dépendance d'Hicham Alaoui. Ainsi, Ali Amar se livre et dévoile à propos du prince que le Journal Hebdomadaire "a trop versé dans une complaisance injustifiée à son égard, endommageant ainsi sa propre crédibilité". Ronds de jambe et bon vouloir du prince Les confidences, auxquelles s'attelle sur 125 pages le cofondateur de Media Trust, décrivent la manière dont le prince exerçait son influence : "Moulay Hicham réagissait de manière brutale, tentant de monter les uns contre les autres, s'immisçant dans la ligne éditoriale du Journal mais aussi d'Assahifa, son pendant arabophone et jusque dans l'orientation générale de l'entreprise". Anecdotes à l'appui, Ali Amar relate comment "donner libre cours au discours de Moulay Hicham s'est traduit alors dans les faits par l'inoculation dans la veine éditoriale du Journal d'un antagonisme souhaité d'un prince aigri de ne pas participer à la conduite du pays". L'ancien associé d'Aboubakr Jamaï achève toute idée d'indépendance avec une affirmation qui sonne comme le glas sur la place prise par Hicham Alaoui : Il a été "l'une des principales sources éditoriales du Journal". Le seul fait d'arme d'Hicham Alaoui est son lien de parenté avec le Roi Ce sont là des révélations qui n'ont jamais été démenties par Aboubakr Jamaï, ni même Hicham Alaoui, du reste. Elles sont d'autant plus précieuses que dans un précédent ouvrage publié en 2009*, Ali Amar versait dans un dithyrambisme suspect à l'égard du prince, allant jusqu'à lui dédier tout un chapitre dans ce livre consacré aux 10 premières années du règne de Mohammed VI. Comme pour décrire un tableau de chasse, Ali Amar répertorie, une par une, les prises de paroles dans la presse ou lors de conférences de celui qui reste inconsolable de ne pas avoir pu devenir Roi. Aucun superlatif n'est assez éblouissant pour parler de telle publication ou tel cercle qui lui aurait donné la parole. Ce qu'oublie de dire Ali Amar, c'est que l'unique talent pour lequel Hicham Alaoui s'est vu servir la soupe est...son lien de parenté avec Mohammed VI. Franchement, s'il n'avait pas été le cousin du Roi du Maroc, qui aurait accordé le moindre intérêt à ses boniments de camelot? Liaisons fatales, mensonges et vanité Alors, un esprit libre Aboubakr Jamai? Assurément non. Il n'est pas un Aristarque exigeant mais éclairé et le témoignage démystifiant d'Ali Amar nous conforte dans cette idée. Il permet au lecteur de cerner les contours des compromissions de son ex-associé qui fait ici figure de Zoïle. Il présente en effet toutes les caractéristiques d'un détracteur inique qui continue, sans peur du déshonneur, de se définir comme un journaliste indépendant qui confond les opinions avec les faits. Il pense que le temps s'étant écoulé, tout le monde a oublié qu'il était, par exemple, d'accord pour que Moulay Hicham entre dans l'actionnariat du Journal en 2004. Des négociations ont été menées avec le cabinet d'avocats mandaté par le prince ( Python Schifferli Peter et Associés) à Genève. L'unique raison pour laquelle la transaction n'a pas pu aboutir est...l'argent! En effet, elle "achoppera sur l'évaluation financière de l'entreprise", nous apprend Ali Amar dans ses écrits. Si Aboubakr Jamaï et ses associés (feu Fadel Iraki et Ali Amar) ont sans doute surestimé la valeur de leur bien, on peut s'interroger sur le but à atteindre pour Moulay Hicham. Un coup de pub ou de bluff vraisemblablement car, pourquoi serait-il entré dans l'actionnariat d'une entreprise qui travaillait déjà pour lui et dont il avait tiré le maximum sur les deux objectifs qui étaient les siens : Mettre en scène le moindre de ses faits et gestes et nuire au Roi? Pousse-toi de là que je m'y mette S'il s'est toujours gardé d'évoquer ouvertement l'influence exercée par Hicham Alaoui sur la ligne éditoriale du Journal hebdomadaire et d'Assahifa Al Ousbouiya, le fait est que les deux publications et par conséquent Aboubakr Jamaï lui-même, ont été des années durant, au service du prince qui s'était alors positionné comme "une alternative désignée du Roi". Bien plus encore : Moulay Hicham a vidé de sa substance le poste de patron qu'occupait Aboubakr Jamaï pour finir par pratiquement l'évincer. Une sale habitude que de vouloir occuper le fauteuil des autres lorsque l'on ne possède qu'un tabouret...Aboubakr Jamaï aurait pourtant dû le voir venir Hicham par ci, Hicham par là A en croire le récit d'Hicham Alaoui dans "Journal d'un prince banni", c'est Aboubakr Jamaï qui a eu l'initiative du premier contact avec lui. A défaut de pouvoir côtoyer le Roi, pourquoi ne pas se rapprocher de celui qui caresse le rêve de le devenir? Il suffit de creuser un tout petit peu pour se rendre compte que tout semble venir de là : Tel un soupirant éconduit, Aboubakr Jamaï ruminera pendant longtemps le fait qu'il ait demandé à plusieurs reprises à rencontrer Mohammed VI en tête à tête. Le Roi ne le recevra jamais. Aboubakr Jamaï s'accommode alors de petites lâchetés, bien loin des règles du journalisme et des pratiques de la démocratie. Il aliène sa liberté et perd sa dignité pour plaire à Moulay Hicham, plus que comblé par le Journal Hebdomadaire et son pendant arabophone qui font alors régulièrement la une avec lui. Hicham par ci, Hicham par là et un prince qui se garde bien de révéler qu'il a la main sur la ligne éditoriale, qu'il agit et manipule en coulisses mais qui ne voudrait pas "se montrer ingrat", écrit-il, envers des journalistes qui l'ont "défendu bec et ongles". Pourtant c'est au vitriol qu'il décrit "la presse dite libre" portée par des journalistes qui "ont pris de l'âge sans évoluer" parce que, notamment, "l'appât du gain leur est venu". Hicham Alaoui en dit ici trop ou pas assez. Le fait est que c'est une bien étrange façon de remercier Aboubakr Jamaï pour ses nombreux, bons et loyaux articles. Quelle était la nature du "deal" avec Hicham Alaoui? Pour que Moulay Hicham en vienne à régenter le Journal et son pendant arabophone Assahifa, d'aucuns n'ont la naïveté de croire qu'il n'y a pas eu de contrepartie. Ali Amar aura beau se défendre d'avoir "reçu des subsides du prince", tous les soupçons sont permis quant à la manière dont celui qui est devenu leur guide entendait étendre son emprise sur les cercles médiatiques, lui qui "manipulait, finançait, cajolait d'autres journalistes", raconte le cofondateur de Média Trust. N'avait-il pas en 1997 épongé le découvert bancaire de l'hebdomadaire Maroc Hebdo dirigé par Mohammed Selhami dont un numéro qui consacrait un article à Hicham Alaoui avait été saisi par le ministre de l'intérieur de l'époque, feu Driss Basri? N'avait-il pas financé l'hebdomadaire Al Ayyam, la publication créée par Nourredine Miftah qui n'est autre que l'ancien rédacteur en chef d'Assahifa Al Ousbouiya, le pendant arabophone du Journal Hebdomadaire ? Des journalistes "indépendants" grisés par le pouvoir et l'argent Il n'est pas inutile de rappeler ici qu'en 2002, Miftah avait organisé une démission collective en prétextant un désaccord éditorial avec les dirigeants de Media Trust et avait sauté à pieds joints dans le cercle des suiveurs du prince. Moulay Hicham n'avait-il pas donné de l'argent aux journalistes Taoufik Bouachrine et Houcine Majdoubi dont il prenait plaisir à exhiber la photocopie des chèques auprès de ceux qui voulaient les voir?* N'avait-il pas aussi "aidé" à s'installer aux Etats-Unis Ahmed Reda Benchemsi, suspecté d'être le véritable rédacteur du "Journal d'un prince banni"? En tout cas, aucun des démentis parus sur la page Facebook du fondateur de l'hebdomadaire Telquel sur sa participation au livre de Moulay Hicham n'a convaincu qui que ce soit du contraire. Comment croire alors que les pratiques du prince n'aient pas perverti le Journal (rebaptisé Le Journal Hebdomadaire en 2000) et Assahifa (rebaptisé Assahifa Al Ousbouiya en 2000)? Patron sous influence et mauvaise gestion La posture d'Aboubakr Jamaï devant les difficultés financières de Média Trust est tout aussi dévastatrice que la mainmise de Moulay Hicham sur la gestion du groupe. Il n'a jamais eu le courage et l'honnêteté d'admettre que l'entreprise qu'il dirigeait était mal gérée, comme le confie son ex-associé Ali Amar qui écrit que le Journal était également victime de "crises internes à répétition et, il faut l'avouer, des conséquences de sa mauvaise gestion". Ainsi, lorsqu'Aboubakr Jamaï fait le choix de démissionner le 17 janvier 2007 et de quitter le Maroc, c'est simplement pour ne pas avoir à payer ses dettes. Il part pour échapper à l'exécution d'un jugement dans une affaire qui avait opposé le Journal Hebdomadaire au directeur du Centre européen de recherche et de conseil en matière stratégique, Claude Moniquet. Le Journal Hebdomadaire, qui mettait en cause la crédibilité d'un rapport sur le Sahara publié par le centre, avait été condamné à payer 3 millions de dirhams de dommages et intérêts à Claude Moniquet. "Si je ne paie pas, ils vont saisir les recettes du Journal [...] c'est la seule manière de préserver l'institution et permettre à ses employés de continuer à percevoir leurs salaires", s'était alors justifié Aboubakr Jamaï à nos confrères de La Vie Économique*. Il avait ajouté : "Si je reste, je n'aurais pas de quoi vivre puisque mon salaire sera saisi". Il part parce que l'entreprise qu'il dirigeait flirtait avec l'illégalité puisqu'elle avait accumulé des créances impayées avec les impôts, la Caisse nationale de Sécurité Sociale et des fournisseurs, sans parler des employés laissés sans salaires et sans cotisations retraite. Un véritable naufrage auquel il a fallu trouver un emballage, aussi fake soit-il, en criant au harcèlement judiciaire et à l'asphyxie financière organisée par le Makhzen. Amis un jour, rivaux prêts à s'insulter le lendemain Aboubakr Jamaï a dealé avec Moulay Hicham comme on pactise avec le diable et nous sommes tout à fait disposés à croire qu'il s'en soit, ensuite, mordu les doigts car c'est bien les manœuvres du prince qui ont signé la fin du Journal. Mais Aboubakr Jamaï et ses associés l'ont compris trop tard. Amis un jour, rivaux prêts à s'insulter le lendemain, mais alliés toujours, car ils ont embrassé les mêmes procédés obscures et ont en commun les mêmes désirs de puissance et de pouvoir. Faute d'avoir pu détrôner Mohammed VI pour prendre sa place, les voilà à vouloir éradiquer la monarchie elle-même. Enchaînant les échecs, ils en sont arrivés, chacun de son côté, à devenir des informateurs, avec toute la lâcheté de l'anonymat, de médias ou d'organisations à l'affût de la moindre donnée à charge sur le Maroc et ses dirigeants. Pour quelques centaines d'euros Ainsi, selon une source d'Hespress basée à New York, Aboubakr Jamaï est devenu un fournisseur régulier d'information de l'antenne londonienne de la société américaine spécialisée dans la collecte du renseignement "K2 Intelligence". Il lui aurait fourni des informations sur des personnalités publiques marocaines et des entreprises telles que BMCE Bank du puissant Othmane Benjelloun, le groupe agroalimentaire HANOUTY ou encore le géant suédois installé au Maroc IKEA. A la question de savoir quel est le montant de la rémunération pour ce type de prestation, notre contact affirme qu'Aboubakr Jamaï aurait encaissé, par exemple pour IKEA, 500 euros. Plutôt modique comme rétribution. Elle a le mérite d'indiquer ce que vaut un Aboubakr Jamaï, le degré de fiabilité et de crédibilité qui est le sien : Pas grand chose. "Fils de" et "cousin de" pour exister Il faut aller sur les pages Wikipédia d'Hicham Alaoui et Aboubakr Jamaï pour constater combien leurs ressemblances sont plus nombreuses que ce qui les oppose. La biographie de l'un indique à la toute première ligne : « Aboubakr est le fils du journaliste et homme politique istiqlalien Khalid Jamaï, le petit-fils du résistant marocain Bouchta Jamaï et le neveu du journaliste Jamal Berraoui". Pour Moulay Hicham : "Hicham el-Alaoui, ou Moulay Hicham, né le 4 mars 1964 à Rabat, est un membre de la famille royale alaouite du Maroc, cousin germain du Roi Mohammed VI". Évoluer et s'affirmer lorsqu'on a été souvent réduits à une renommée et un succès qui ne sont pas les nôtres, dans une intimité forcément imparfaite, constitue toute la difficulté de la construction de sa propre identité. Aboubakr Jamaï et Moulay Hicham ont grandi dans l'ombre écrasante d'un père, d'un oncle ou d'un cousin. Un parent imposant dont il faut s'affranchir pour exister par soi-même. Ce n'est pas verser dans la psychologie de comptoir que de dire que, dans une telle trajectoire épouvantable, le besoin de faire le même métier que son célèbre parent peut devenir irrésistible. Pour certains, c'est une façon de se rapprocher de lui et pour d'autres, de montrer que l'on peut faire aussi bien, si ce n'est mieux. Dans les 2 cas et une fois gratté le vernis des apparences, l'ambition est de se faire un prénom. C'est le combat de toute une vie et à 55 et 59 ans, manifestement l'un n'est toujours que le fils de Khalid Jamaï et l'autre le cousin de Mohammed VI. *Moulay Hicham El Alaoui, "Journal d'un prince banni", Editions Grasset, 2014. *Ali Amar, Moulay Hicham, Itinéraire d'une ambition démesurée, Editions PGDR, 2015. *Ali Amar, "Mohammed VI le grand malentendu", Editions Calmann-Lévy, 2009. *Ali Amar "Moulay Hicham, itinéraire d'une ambition démesurée". Editions PGDR, 2015,p80. *La VieEco, "Aboubakr Jamaï quitte Le Journal... et le Maroc", 19 janvier 2007.