L'imminence de l'entrée en vigueur du Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF) pousse les industriels marocains à réduire leurs émissions. Certains prennent de l'avance, malgré un cadre réglementaire encore inabouti et des mécanismes de soutien inégalement répartis entre acteurs. Tel est le constat largement partagé lors du Sustainable Industry Forum Meeting, où experts et opérateurs s'accordent à dire que l'efficacité énergétique s'impose désormais au Maroc comme un véritable levier de compétitivité. De tout temps, les tentatives d'émancipation économique ont reposé sur une variable énergétique. Or, cette variable, souvent carbonée, continue de structurer le tissu productif, pourtant pressé par un agenda climatique de plus en plus contraignant. Des pans entiers de l'économie se retrouvent ainsi pris en tenaille entre des exigences de compétitivité immédiate et une injonction à réduire drastiquement leurs émissions. C'est cette contradiction qui définit la transition énergétique au Maroc. «L'on confond souvent la décarbonation avec les seules énergies renouvelables. Or, elle passe d'abord par la performance énergétique et la baisse de la consommation», rappelle Mohamed Amin El Hajhouj. Une remarque qui vaut diagnostic dans un pays où la plupart des unités industrielles continuent d'optimiser leur bilan carbone – pour des considérations d'image ou par impératif économique – sans forcément réduire leurs usages. C'est pourtant cette orientation que plusieurs opérateurs publics entendent désormais privilégier. Ce recentrage vers la sobriété trouve un relais appuyé dans le discours officiel. «La décarbonation n'est plus un choix, c'est une obligation», prévient Ryad Mezzour, ministre de l'Industrie et du Commerce à l'occasion du Sustainable Industry Forum Meeting. À l'heure où la compétitivité industrielle s'arrime aux normes environnementales, la dépendance aux énergies fossiles pèse de plus en plus sur la compétitivité. D'autant que, dans la production électrique nationale, la part d'émissions par kilowattheure place le Royaume parmi les Etats les plus émetteurs, à PIB équivalent. «Cet indicateur ne nous honore pas», regrette Mokhlis El Idrissi, directeur général de Valoris Capital. En cause, la difficulté à financer un basculement d'échelle. Si l'Etat annonce un besoin de 40 milliards de dollars à horizon 2030 pour tenir ses engagements climatiques, le détail de ces financements, leur planification et leur articulation avec les dispositifs existants restent flous. Pourtant le calendrier réglementaire, lui, impose une échéance plus proche. Car dès 2026, les opérateurs locaux seront exposés à la taxe carbone européenne dont le mécanisme d'ajustement aux frontières (CBAM) imposera de prouver la traçabilité carbone des exportations. D'où l'intérêt croissant pour l'autoproduction, insistent certains spécialistes en énergie. «Le seul moyen d'éviter des pénalités massives, c'est d'aller vite sur l'autoproduction», insiste Ahmed Baroudi, directeur général de la Société d'ingénierie énergétique. Mais cette voie exige des investissements lourds, une ingénierie technique de haut niveau et, surtout, des garanties de raccordement au réseau, encore inégalement distribuées. Le rôle pivot de l'Etat Car la transition énergétique ne se décrète pas. Elle se finance, se régule, s'accompagne. Mohamed Amin El Hajhouj souligne à ce titre que «le rôle de l'Etat est aussi de monitorer». La régulation, en effet, doit suivre le rythme des mutations technologiques. Mais les banques commerciales, elles, hésitent encore à financer des projets dont la rentabilité repose sur des économies d'énergie futures, difficilement quantifiables en amont. C'est là qu'interviennent les mécanismes publics de garantie. Tamwilcom, notamment, propose désormais une ligne dédiée à la décarbonation industrielle, qui permet de couvrir une partie du risque pris par les banques prêteuses. «Ce dispositif, adossé à un contrat de performance énergétique, rassure les financeurs en leur garantissant un niveau minimum d'économies», explique Ahmed Baroudi. La filiale de la CDG, Innovative energy & efficiency, tente d'aller plus loin. «Le marché est estimé à près de 100 milliards de dirhams à horizon 2030. L'objectif est de décarboner au maximum. Notre point de distinction, ce n'est pas de produire des électrons propres, c'est de baisser la consommation», souligne son directeur général. En ciblant des projets structurants sur des zones industrielles entières, le groupe espère faire émerger des modèles reproductibles, capables d'entraîner tout un pan de l'économie dans cette transition. Mais les limites persistent. «L'argent ne manque pas, c'est la pertinence de son utilisation qu'il faut interroger», martèle Hajhouj. La création de fonds thématiques, comme ceux de la CDG ou de Valoris Capital, permet de mobiliser des ressources ciblées. Encore faut-il qu'elles irriguent l'économie réelle. Pour cela, le cadre réglementaire, les certificats de traçabilité, les incitations fiscales et les contrats de performance doivent converger. Au-delà des infrastructures et des financements, c'est l'ossature réglementaire elle-même qui reste à consolider. Le Maroc a certes posé les premiers jalons d'un système national de certification carbone, mais celui-ci demeure embryonnaire. À défaut d'un cadre achevé, certains industriels marocains prennent les devants. «La décarbonation, c'est une opportunité», tranche Hakim Marrakchi, directeur général de Maghreb industries pour qui cette transition se veut avant tout un engagement industriel assumé. Le même esprit anime GPC Papier et Carton. L'entreprise s'est imposée comme pionnière en matière de recyclage, avec un taux d'intégration de 30% de papier récupéré localement, qu'elle prévoit de porter à 60% dans les cinq années à venir. Plus en amont dans la chaîne industrielle, Managem articule sa stratégie autour d'une circularité poussée. Grâce à des procédés développés en interne depuis les années 1960, le groupe minier recycle une part croissante de ses anciens rejets, 50% de l'argent extrait provenant désormais de résidus miniers retraités. Le même principe s'applique à l'eau, ressource stratégique pour le secteur : «Une conduite longue de 130 kilomètres permet d'acheminer des eaux usées traitées jusqu'à ses installations, réduisant ainsi le recours à l'eau douce à zéro», affirme Nawal Zine, membre du Comex Managem. Ces démarches volontaristes, aussi exemplaires soient-elles, ne sauraient compenser les carences du cadre national. Leur portée reste conditionnée à un environnement réglementaire clair et à caractère opérationnel. Quid de l'architecture réglementaire ? Loin des seules considérations matérielles et financières, c'est toute une architecture réglementaire qu'il convient d'édifier. Le Maroc a entrepris les premières étapes de cette construction avec la mise en place d'un système local de certification carbone. «Il y aura tout un portefeuille de possibilités de décarbonation en faisant de l'offset, en contribuant à des projets locaux», souligne un intervenant, favorable à l'idée d'un marché carbone régional. L'intérêt de ce mécanisme ? Offrir aux industriels la possibilité de choisir les projets dans lesquels ils investissent, de manière cohérente avec leur stratégie. Mais encore faut-il garantir la qualité de ces crédits carbone. L'absence d'un cadre harmonisé, à l'échelle du continent, freine leur reconnaissance à l'international. Pour les acteurs présents, la réponse passe par la mutualisation des compétences africaines, la création d'un écosystème régional d'experts (validateurs, auditeurs, bureaux d'études…) et un accès plus direct aux mécanismes du marché mondial. «L'Afrique concentre cinq des dix pays à bilan carbone négatif», rappelle un intervenant. Reste à monétiser cet avantage comparatif. Le projet d'ériger Casablanca en place de marché carbone panafricaine s'inscrit dans cette perspective. C'est tout le sens de l'initiative portée par Casablanca Finance City et plusieurs partenaires institutionnels. Encore balbutiante, cette bourse verte devra composer avec l'émergence d'autres hubs régionaux, tout en s'efforçant de convaincre des acteurs encore prudents face à une démarche qui reste à consolider. Ayoub Ibnoulfassih / Les Inspirations ECO