Entre 2000 et 2023, le revenu disponible par habitant au Maroc a été multiplié par 2,5. Globalement, cela témoigne d'une amélioration du niveau de vie. Mais cette progression cache de fortes disparités. Crises successives, inflation et inégalités grandissantes ont fragilisé les plus modestes. Le revenu disponible brut par habitant (RDBH) au Maroc a connu une transformation significative. En l'espace de vingt-trois ans (2000-2023), il a été multiplié par 2,5, passant d'environ 11.000 DH à près de 27.000 DH, selon les dernières données du Haut-commissariat au plan (HCP). Bien qu'ascendante, cette courbe de croissance n'est pas linéaire. En effet, l'année 2020, en particulier, restera dans les annales comme celle d'un choc économique majeur, déclenché par la pandémie de covid-19. Cette crise sanitaire a provoqué une contraction brutale du pouvoir d'achat des ménages, estimée à -5,4%. Une chute inédite depuis plusieurs décennies, traduisant une perte nette du bien-être économique moyen, souligne le HCP. En 2021, avec un rebond de l'économie marocaine, le revenu disponible par habitant a ainsi retrouvé des couleurs, atteignant près de 24.000 DH (+8,5% en valeur nominale). Cette année-là, l'inflation n'était que de 1,4%, permettant ainsi une amélioration réelle du pouvoir d'achat de 7,1%. Le niveau de vie d'avant-crise était ainsi non seulement restauré, mais même dépassé. L'année 2022, en revanche, a été plus contrastée. Certes, le revenu par habitant a continué de croître (+4,1% en valeur nominale à 24.800 DH), mais cette avancée a été neutralisée par une inflation avoisinant les 6,6%. La flambée des coûts de l'énergie et des matières premières à l'échelle mondiale a fait augmenter les prix et a fini par rogner le pouvoir d'achat des ménages, qui s'est contracté de 2,5%. Un nouveau sursaut a cependant été enregistré en 2023. En franchissant le seuil des 27.000 DH, le RDBH a enregistré une croissance de 7,7%, l'une des plus fortes hausses de ces dernières années. Même avec une inflation élevée (6,1%), il s'est redressé de 1,5%. Inégalités : le fossé se creuse davantage Après une baisse sur la période 2014-2019, un creusement des inégalités a été observé entre 2019 et 2022. «La tendance s'est inversée brutalement sur la période récente en raison des chocs successifs», souligne le HCP. Covid-19, forte inflation et épisodes de sécheresse récurrente ont eu un impact négatif sur le bien-être socio-économique des ménages, amplifiant les disparités sociales et territoriales. Ainsi, entre 2019 et 2022, et pour la première fois depuis des années, le niveau de vie moyen a reculé. «Cette détérioration a été nettement plus prononcée pour les catégories les plus vulnérables», précise le HCP. Tandis que les 20% les plus aisés du pays n'ont vu leur niveau de vie reculer que de 1,7% par an en moyenne, les 20% les plus pauvres ont subi une véritable saignée : une chute de 4,6% par an. La classe moyenne, pilier supposé de la stabilité économique, n'a pas été épargnée, accusant une baisse de 4,3% par an. Géographiquement, ce repli du niveau de vie n'a épargné aucun territoire, mais il s'est révélé plus brutal en milieu rural, où la contraction a touché aussi bien les foyers aisés que précaires. Le monde rural, déjà fragilisé, s'est vu davantage enfoncé dans la spirale du recul. Résultat : les inégalités de niveau de vie, qui s'étaient légèrement atténuées les années précédentes, se sont à nouveau creusées. En 2022, la moitié la plus aisée de la population concentrait 76,1% de la dépense totale, contre 75,1% en 2019. La part des 20% les plus riches dans la consommation nationale est remontée à 48,1%, pendant que celle des 20% les plus pauvres retombait à 6,7%. L'écart entre ces deux extrêmes s'est mécaniquement accentué : le niveau de vie des plus riches était 7,1 fois supérieur à celui des plus pauvres en 2022, contre un facteur de 6,2 trois ans plus tôt. Or, souligne l'institution, «une croissance de 1% du niveau de vie moyen, si elle n'est pas accompagnée d'une hausse des inégalités, permettrait de réduire la pauvreté de 2,6% par an à l'échelle nationale, de 3,6% en milieu urbain et de 2,3% en milieu rural». À l'inverse, une détérioration des inégalités de 1 point sur l'indice de Gini entraînerait une augmentation de la pauvreté de 3,9% à l'échelle nationale (7,7% en milieu urbain et 1,3% en milieu rural). Et de conclure que seule une croissance supérieure à 2,5% par an permettrait de neutraliser l'impact négatif d'une telle aggravation des inégalités. Conclusion : la réduction de la pauvreté ne saurait s'appuyer uniquement sur la croissance. Encore faut-il que celle-ci soit inclusive pour profiter à toutes les franges de la population, spécialement les plus vulnérables. «Cela passe par des politiques sociales redistributives ciblées, notamment la protection sociale et le développement territorial», explique le HCP. Le Royaume en a d'ailleurs fait l'expérience : entre 2001 et 2019, la croissance a joué un rôle important dans le recul de la pauvreté absolue et son efficacité était due à son caractère «redistributif». Pauvreté extrême : sur le papier, le fléau est presque éradiqué Il y a une différence entre pauvreté et pauvreté extrême. Selon les données du HCP, en 2022, seuls 0,3% des Marocains vivaient encore sous le seuil critique de pauvreté extrême. Ce taux est de 0,04% en milieu urbain et de 0,68% en zones rurales. En d'autres termes, l'extrême pauvreté, au sens international du terme (1,9 dollar par jour), a été presque totalement éradiquée du paysage socio-économique national. Certes, une légère remontée a été observée entre 2019 et 2022, sans doute en écho aux chocs successifs qu'a connus l'économie mondiale. Mais sur le long terme, la tendance reste incontestablement baissière. «Ces indices montrent clairement que le Royaume a atteint la première cible relative au premier Objectif de développement durable (ODD) : éliminer la pauvreté sous toutes ses formes et partout dans le monde», estime le HCP. Par ailleurs, entre 2019 et 2022, le Maroc a connu un net recul sur le front de la pauvreté. Le nombre total de personnes vivant dans la pauvreté est passé de 623.000 à 1,42 million, soit une hausse annuelle moyenne de 33,7%. Les secousses économiques récentes y sont pour beaucoup ! Fait nouveau : l'urbanisation de la pauvreté. En milieu urbain, le nombre de pauvres a été multiplié par près de cinq, passant de 109.000 à 512.000 personnes, soit une hausse annuelle moyenne de 72,5%. Le monde rural, bien que toujours majoritairement touché, a connu une progression plus modérée : +22,2% par an en moyenne à 906.000 personnes. La part des ruraux dans la pauvreté totale est ainsi passée de 82,5% en 2019 à 63,4% en 2022. Malgré cette détérioration récente, le recul de la pauvreté absolue sur le long terme (2001–2019) reste une avancée notable. Ainsi, souligne le document du HCP, entre 2001 et 2019, le Maroc a connu une réduction marquée de la pauvreté monétaire absolue, passant de 15,3% en 2001 à 1,7% en 2019 à l'échelle nationale. «Cette évolution s'est déroulée dans un contexte de croissance économique soutenue, bien que ses effets sur la pauvreté aient varié selon les périodes, en fonction des fluctuations des inégalités», concluent les auteurs. Abdelhafid Marza / Les Inspirations ECO