Professeur associé ISGA-Fès Le Maroc travaille aujourd'hui à la mise en place d'un cadre national pour une IA responsable, adossé à la stratégie Digital Maroc 2030, avec notamment une loi-cadre «Digital X.0» et une réflexion de fond sur la gouvernance de l'IA. C'est une étape indispensable, mais un cadre juridique, aussi bien pensé soit-il, ne produira ses effets que si les acteurs qui doivent l'appliquer ont la capacité de le comprendre et de le décliner concrètement. Parler d'«IA responsable» signifie d'abord disposer des compétences nécessaires : il s'agit de comprendre les risques d'hallucinations, de biais et de discriminations, de maîtriser les enjeux de protection des données, de propriété intellectuelle et de cybersécurité, et de savoir documenter les décisions prises avec l'appui d'outils d'IA. Il ne suffit donc pas d'écrire une loi ; il faut former les agents publics, les magistrats, les régulateurs, les responsables de conformité, les DPO, les auditeurs, les DRH, les managers et les représentants du personnel à ce que signifie, en pratique, l'usage de l'IA générative dans un environnement encadré. Dans un scénario idéal, les textes réglementaires devraient prévoir explicitement que l'introduction de l'IA dans un service ou un métier s'accompagne d'un plan de formation dédié, que les régulateurs des secteurs financiers, de la santé, des télécoms et d'autres domaines intègrent la question des compétences et de la documentation des usages dans leurs référentiels d'audit, et que les partenaires sociaux soient associés à la définition de programmes de formation afin que l'IA puisse être perçue comme un levier de montée en compétences plutôt que comme une menace diffuse. Un Plan de formation structuré en trois niveaux Face à ces défis, l'idée d'un «Plan Maroc de formation à l'IA générative» s'impose comme une évidence stratégique. Ce plan pourrait s'articuler autour de plusieurs niveaux et piliers. Le premier d'entre eux consisterait en un socle commun de compétences à atteindre pour tout actif, dans le public comme dans le privé. Les objectifs seraient de comprendre ce qu'est l'IA générative et ce qu'elle n'est pas, de connaître ses principaux usages possibles dans son propre métier, d'identifier les risques majeurs comme les hallucinations, les biais, les atteintes potentielles à la confidentialité ou la dépendance technologique, et de savoir dialoguer avec un assistant IA de base, tout en étant capable de vérifier les résultats obtenus, les corriger et les reformuler. Ce socle commun pourrait être déployé à travers des MOOCs et des micromodules en ligne en français et en arabe, des ateliers en présentiel dans les administrations et les entreprises ainsi que dans les Centres régionaux d'investissement et les chambres professionnelles. Il donnerait lieu à des certificats de compétences basiques délivrés à l'issue de parcours courts. Le deuxième niveau reposerait sur des parcours métiers structurés, avec des formations spécifiques pour chaque grande famille de métiers : finances, comptabilité, contrôle de gestion et audit ; fonctions juridiques, fiscales et de conformité ; ressources humaines et management ; métiers de la relation client, du marketing et de la communication ; fonctions techniques et industrielles ; enseignement, formation, santé et action sociale ; métiers de l'administration publique et des collectivités territoriales. Pour chaque filière, il s'agirait de cartographier les cas d'usage pertinents, de proposer des démonstrations construites à partir d'exemples marocains, de mettre en place des exercices pratiques de mise en situation et de réfléchir aux impacts sur les processus, les métiers et les rapports hiérarchiques. Le troisième niveau viserait la formation d'un véritable vivier d' «architectes de l'IA», c'est-à-dire d'experts capables de concevoir, d'intégrer et de gouverner l'IA générative dans les organisations. On y retrouverait des ingénieurs, des data scientists, mais aussi des «business translators», des responsables de la transformation digitale, des chefs de projets IA et des experts métiers chargés d'identifier et d'encadrer les cas d'usage. Ces profils devraient maîtriser à la fois les aspects techniques, comme les API ou l'intégration dans les systèmes d'information et la sécurité ; les aspects métiers, notamment les processus, les indicateurs et les risques opérationnels ; ainsi que les dimensions humaines, en particulier la conduite du changement, la formation des équipes et leur accompagnement dans la durée. Une gouvernance partenariale pour un Plan Maroc inclusif Un Plan Maroc de formation à l'IA générative ne peut toutefois pas être porté par un seul acteur : il doit s'appuyer sur une architecture partenariale impliquant l'Etat, les entreprises, les universités et les organismes de formation. L'Etat pourrait fixer des objectifs nationaux de compétences en IA générative, par exemple en visant un pourcentage déterminé d'agents publics à former d'ici 2030, financer ou cofinancer des programmes de formation en priorisant les secteurs stratégiques, intégrer l'IA dans les référentiels de compétences de la fonction publique et encourager les collectivités territoriales à déployer leurs propres programmes locaux. Les grandes entreprises, de leur côté, auraient tout intérêt à inscrire la formation à l'IA générative dans leurs plans de développement des compétences, à créer des académies internes de l'IA ouvertes à leur écosystème de fournisseurs, de clients et de partenaires, à coconstruire des contenus de formation avec les universités, les écoles et les organismes spécialisés, et à partager leurs retours d'expérience dans des forums sectoriels. La CGEM pourrait jouer un rôle d'agrégateur en identifiant les besoins des entreprises, en mutualisant les offres de formation, en créant des labels de qualité pour les parcours dédiés à l'IA générative et en menant un lobbying constructif en faveur d'une politique publique ambitieuse en matière de formation. Les universités, les écoles de commerce, les écoles d'ingénieurs et les centres de formation professionnelle devraient être au cœur du dispositif, en adaptant leurs curricula pour intégrer l'IA générative dans les programmes existants, en créant des diplômes et des certificats spécifiques, en formant les formateurs eux-mêmes et en développant des partenariats avec les entreprises et les administrations autour de cas pratiques réels. Les acteurs de l'écosystème numérique – technoparks, incubateurs, accélérateurs, startups spécialisées en IA et sociétés de services numériques – pourraient, eux, proposer des bootcamps, des ateliers et des accompagnements ciblés, co-développer des outils d'IA générative adaptés au contexte marocain, qu'il s'agisse de la langue, du droit ou des spécificités sectorielles, et contribuer à la sensibilisation des dirigeants de PME et de TPE. Il est clair, enfin, qu'on ne formera pas un pays à l'IA générative par simple décret. Il faudra travailler finement sur les dimensions humaines, sociales et territoriales. Les managers joueront un rôle décisif : s'ils perçoivent l'IA comme une menace, ils en freineront la diffusion ; s'ils l'envisagent comme un levier de performance et de qualité de vie au travail, ils soutiendront activement les programmes de formation. Les former en priorité est donc une condition essentielle de réussite : il faudra les outiller pour redéfinir les tâches, clarifier les responsabilités, organiser la complémentarité entre humains et IA tout en valorisant les gains obtenus comme de véritables opportunités de montée en gamme des métiers. L'introduction de l'IA générative devra aussi faire l'objet d'un dialogue social structuré portant sur les impacts potentiels sur l'emploi, sur les engagements en matière de formation continue, sur l'accompagnement des mobilités professionnelles et sur la transparence relative aux cas d'usage et aux objectifs poursuivis. Sans ce dialogue, la méfiance ne fera que s'accroître, alors qu'en y recourant, la peur pourra être progressivement transformée en projet collectif de montée en compétences. Enfin, le Plan Maroc de formation à l'IA générative devra éviter un effet «Casablanca-Rabat d'abord, le reste plus tard». L'enjeu est national et nécessite des programmes adaptés aux réalités des régions, une offre de formation réellement présente dans les territoires et pas seulement dans les grandes métropoles, ainsi que des dispositifs accessibles aux femmes, aux jeunes, aux personnes en reconversion et aux populations éloignées de l'emploi formel. C'est à cette condition que l'IA générative pourra devenir un véritable levier de cohésion et de développement, et non un facteur supplémentaire de fracture. L'urgence de former pour ne pas être dépassés Le Maroc a choisi de faire de l'intelligence artificielle un axe stratégique de sa transformation numérique. Les annonces en matière de stratégie, de lois-cadres, de directions dédiées et de hubs numériques vont clairement dans le bon sens. Mais une vérité simple s'impose : sans un effort massif, structuré et continu de formation à l'IA générative, dans le secteur public comme dans le secteur privé, ces ambitions resteront en partie théoriques. L'IA générative n'est pas un gadget réservé aux geeks ou aux startups, c'est une véritable technologie de travail, appelée à devenir aussi banale que l'e-mail ou le tableur. Dans les années qui viennent, la vraie ligne de fracture ne passera pas entre les pays qui auront accès aux outils et ceux qui en seraient privés, car ces outils sont globalement accessibles partout ; elle passera entre ceux qui auront su former leur capital humain à en faire un levier de valeur et ceux qui auront laissé leurs organisations se «débrouiller» dans un flou technologique et managérial. Former les femmes et les hommes du Maroc à l'IA générative, c'est à la fois protéger notre souveraineté, renforcer notre compétitivité, moderniser notre Etat, ouvrir de nouvelles perspectives à nos jeunes et, au fond, refuser d'être dépassés dans une révolution que nous avons encore le temps de rejoindre en acteurs. Le temps d'agir, c'est maintenant !