Avec l'entrée en bourse spectaculaire de SGTM en 2025, la place de Casablanca signe un nouveau sommet historique. Mais ce record n'est pas isolé. Depuis 2020, les IPO se succèdent à un rythme inédit, avec des taux de satisfaction toujours plus faibles, reflet d'un engouement populaire massif. Cette décennie marque une mutation profonde du marché boursier marocain, désormais ouvert à des profils plus variés d'émetteurs, et sous la pression croissante d'investisseurs particuliers de mieux en mieux informés. Retour chiffré et analysé sur une dynamique qui redessine le financement de l'économie marocaine… L'introduction en bourse de la Société Générale des Travaux du Maroc (SGTM) a fracassé tous les records. Près de 173.000 souscripteurs ont participé à l'opération, une affluence inédite pour une IPO sur la place casablancaise ! Jamais une entreprise n'avait suscité un tel engouement de la part des investisseurs, qu'ils soient institutionnels ou particuliers. Au terme de la période de souscription, il s'avère que l'opération a été sursouscrite 34 fois, pour une demande totale dépassant les 170 milliards de dirhams, alors que l'offre portait sur un montant initial de 5 milliards de dirhams. Un pic de popularité qui illustre à la fois l'appétit croissant pour les placements en actions et la confiance des épargnants dans les fondamentaux de certaines entreprises nationales. Cette IPO marque un tournant. Non seulement elle consacre l'entrée en bourse d'un poids lourd du BTP, acteur majeur dans le développement des infrastructures du Royaume, mais elle vient aussi récompenser des années d'efforts pour rendre le marché boursier plus attractif et inclusif. Le nombre exceptionnel de souscripteurs révèle une tendance de fond : de plus en plus de ménages marocains sont prêts à s'exposer au risque actions, pour peu que l'offre leur paraisse claire, solide et porteuse. Maroc Telecom, un repère fondateur S'il faut trouver un précédent historique à l'ampleur de l'opération SGTM, c'est bien du côté de Maroc Telecom qu'il faut se tourner. En 2004, l'opération de privatisation partielle du fleuron des télécommunications marocaines reste la première IPO d'envergure nationale. Avec près de 134.000 souscripteurs, l'entrée en bourse de Maroc Telecom avait suscité une ferveur sans précédent. L'offre publique avait été sursouscrite plus de 20 fois, révélant déjà l'existence d'une appétence forte des Marocains pour des titres jugés sûrs et porteurs. Mais cette opération fut bien plus qu'un simple succès technique. Elle a marqué l'ouverture du marché marocain à l'investisseur individuel, jusque-là marginalisé dans les processus de cotation. Les files d'attente devant les agences bancaires, la couverture médiatique et les discussions dans la sphère publique avaient propulsé la Bourse de Casablanca au rang d'objet de débat national. Maroc Telecom devint, pendant près de deux décennies, la référence absolue en matière d'introduction populaire. Son succès a été un catalyseur pour d'autres opérations de privatisation, à l'instar de la Banque Centrale Populaire ou de Marsa Maroc, mais sans jamais reproduire la même ampleur de mobilisation populaire. Ce n'est qu'avec SGTM, en 2025, que le record de Maroc Telecom a été dépassé. Il a fallu plus de vingt ans pour que la Bourse de Casablanca retrouve un tel niveau d'intensité. 2020-2025, une décennie d'IPO structurantes Entre 2020 et 2025, le marché boursier de Casablanca a vu s'enchaîner une série d'opérations d'IPO significatives, marquant ce que de nombreux analystes qualifient aujourd'hui de réveil du marché. Selon la Bourse de Casablanca, huit entreprises ont choisi cette période pour s'introduire en bourse, levant collectivement près de 5 milliards de dirhams en capitaux nouveaux et mobilisant des dizaines de milliers d'investisseurs, donnant ainsi naissance à une dynamique inédite depuis plus d'une décennie. Le mouvement est amorcé timidement mais de façon significative avec Aradei Capital à la fin de 2020. Cette société de placement immobilier a levé 600 millions de dirhams lors de son IPO, contribuant à rassembler l'épargne publique autour de l'immobilier coté pour la première fois depuis longtemps et posant les bases d'un marché primaire plus actif. L'année suivante, TGCC (2021) a donné le signal d'une reprise plus affirmée. Acteur majeur du BTP, TGCC a levé 600 millions de dirhams avec un taux de sursouscription élevé et la participation de plus de 11.000 investisseurs, prouvant que même les grandes opérations industrielles pouvaient rencontrer un fort enthousiasme sur la place. En 2022, une étape importante est franchie avec Disty Technologies, qui devient la première PME technologique à s'introduire sur le marché alternatif de la Bourse de Casablanca. Bien que plus modeste en termes de montants levés (environ 172 millions de dirhams) et avec un peu plus de 1.255 souscripteurs, cette opération marque une diversification du profil des émetteurs et a démontré que le marché pouvait désormais accueillir des entreprises de taille moyenne et à forte composante technologique. La même année, Akdital, groupe opérant dans les soins de santé, a réalisé une IPO d'envergure. Cette introduction a été perçue comme un moment structurant pour le financement des services de santé privés au Maroc, renforçant encore la diversité sectorielle du marché. L'IPO du Groupe Akdital a été souscrite 3,77 fois par 8.225 souscripteurs, avec un montant global souscrit de plus de 4,5 milliards de dirhams. L'élan s'est poursuivi avec l'entrée en bourse de CFG Bank en 2023 (opération de près de 600 millions de dirhams), puis celle de CMGP Group en 2024, qui a mobilisé des centaines de millions de dirhams et attiré plus de 33.000 souscripteurs avec une sursouscription de l'ordre de 37 fois. La morale ? Les investisseurs sont prêts à miser sur le marché, pour peu qu'il s'agisse de sociétés à forte croissance. Une tendance d'ailleurs confirmée en 2025. En effet, l'arrivée de Vicienne, spécialiste des équipements médicaux innovants, a suscité l'intérêt de plus de 36.000 souscripteurs, illustrant une fois encore la montée en puissance de l'appétit pour des sociétés plus petites mais orientées vers l'innovation et les secteurs à fort potentiel. Enfin, l'IPO de Cash Plus, entreprise de FinTech spécialisée dans l'inclusion financière, a été sursouscrite 64 fois par plus de 80.000 investisseurs, pour une offre de 750 millions de dirhams, faisant de cette opération l'une des plus spectaculaires en termes de participation et d'ampleur depuis des décennies. Un marché en pleine mutation Ce retour en force des IPO, au cours des cinq dernières années, se traduit par des chiffres éloquents. Il s'agit de près de 5 milliards de dirhams levés via IPO, plusieurs dizaines de milliers de souscripteurs pour les opérations les plus populaires, le tout conjugué à une diversité sectorielle qui va de l'immobilier au BTP, de la tech à la santé, puis à la finance digitale. Ce qui distingue cette période, au-delà des montants levés, c'est la qualité et la diversité des opérations. Là où les IPO étaient autrefois dominées par de grandes privatisations ou des entreprises traditionnelles, le marché s'ouvre désormais à des profils plus variés (PME innovantes, services technologiques, santé et inclusion financière). Cette transformation est également reflétée dans le profil des investisseurs, avec une présence beaucoup plus marquée des particuliers, souvent pour la première fois, dans les grands moments d'introduction. Et maintenant ? La question qui se pose naturellement, après une décennie aussi dynamique, est celle de la durabilité de cette tendance. Les outils d'analyse boursière classiques, qu'ils soient fondés sur les ratios financiers ou les modèles macroéconomiques, permettent d'esquisser des scénarios, mais demeurent prudents quant à l'évolution à court terme. D'un côté, certains indicateurs plaident en faveur d'une poursuite de la dynamique. Le ratio Price-to-Earnings (PER) moyen du marché marocain reste relativement raisonnable par rapport à d'autres places émergentes, indiquant une valorisation saine. Le Price-to-Book Value (P/BV), qui mesure la valorisation d'une entreprise par rapport à ses actifs comptables, reste dans des fourchettes attractives pour bon nombre de valeurs cotées. Ces fondamentaux renforcent l'attractivité du marché. De plus, le Dividend Yield moyen, bien que variable selon les secteurs, continue d'offrir des rendements supérieurs à ceux des instruments de taux, ce qui attire des investisseurs en quête de revenus réguliers dans un environnement incertain. Le contexte monétaire domestique, avec une Banque centrale globalement prudente mais ouverte à des ajustements progressifs, constitue un facteur de stabilité. Cependant, des signaux contrastés tempèrent ces perspectives. Le volume des échanges demeure modeste comparé aux standards internationaux, limitant la liquidité du marché secondaire. Par ailleurs, le nombre d'entreprises cotées reste faible et les introductions restent concentrées sur certaines périodes, ce qui empêche une offre régulière d'opérations. Les prévisions restent donc partagées. Certains analystes envisagent une accélération en cas d'effet de contagion de l'opération SGTM, à condition que d'autres entreprises emblématiques emboîtent le pas. D'autres prévoient une stagnation temporaire, le temps pour le marché d'absorber les volumes et de vérifier les performances post-IPO. Enfin, certains préfèrent ne pas s'avancer. Le marché marocain répond encore souvent à des logiques exogènes ou à des décisions politiques et stratégiques plus qu'à des mécanismes purement financiers. Dans ce contexte, prédire avec précision le lieu ou le secteur du prochain record demeure une entreprise hasardeuse. Il n'en reste pas moins que les fondations posées lors de cette dernière décennie constituent un socle solide sur lequel le marché peut continuer à construire. Le taux de satisfaction, indicateur clé de l'enthousiasme boursier Si les records de souscriptions ou de montants levés sont souvent les plus scrutés, un autre indicateur mérite une attention particulière, en l'occurrence le taux de satisfaction. Ce ratio, obtenu en rapportant le nombre d'actions effectivement attribuées à la demande exprimée, donne un aperçu précis de la tension sur chaque opération. À ce titre, l'IPO de Cash Plus fin 2025 constitue un cas d'école. Avec une sursouscription de 64 fois pour plus de 80.000 souscripteurs, le taux de satisfaction n'a été que de 1,56%. Autrement dit, pour 100 actions demandées, à peine plus d'une seule a été allouée. Ce niveau reflète une effervescence comparable à celle des grands pics boursiers mondiaux, où la demande dépasse très largement l'offre disponible. L'opération SGTM, bien que d'envergure supérieure avec une offre de 5 milliards de dirhams, a connu pour sa part une demande globale dépassant les 170 milliards de dirhams. Sur cette base, le taux de satisfaction s'est situé aux alentours de 2,94%, soulignant l'intensité de la concurrence entre investisseurs. Cette proportion, bien qu'un peu plus élevée que pour Cash Plus, reste extrêmement faible et traduit une souscription de masse sans précédent. Il n'en demeure pas moins que d'autres opérations récentes permettent de tracer un panorama comparatif. Par exemple, CMGP Group (2024), sursouscrite 37 fois avec environ 33.700 souscripteurs, a affiché un taux de satisfaction estimé à 2,7%, témoignant d'un appétit soutenu pour les entreprises agro-industrielles. Vicenne (2025), avec plus de 36.000 souscripteurs, a généré un taux d'environ 5%, suggérant une tension plus modérée, sans pour autant amoindrir la dynamique populaire de l'offre. En contraste, Disty Technologies (2022), avec ses 1.255 souscripteurs et une offre calibrée, a offert un taux de satisfaction proche de 50%, favorisant l'accès à un plus grand nombre d'investisseurs individuels. En analysant les IPO sous l'angle du taux de satisfaction, on comprend mieux la profondeur réelle de la demande et la portée psychologique des opérations sur le public investisseur. Ce taux est devenu un marqueur indirect de la maturité boursière d'un marché. Plus il est bas, plus l'opération est médiatisée et jugée emblématique, mais aussi plus elle risque de frustrer les petits porteurs en quête de gains immédiats ou d'une première expérience boursière réussie. «Cet état de fait peut pousser à poser une question essentielle sur la stratégie des entreprises introduites. Faut-il privilégier l'ouverture à un grand public, quitte à générer une insatisfaction massive, ou plutôt viser une structure de placement plus équilibrée, propice à une base d'actionnaires plus stable et engagée ? Un dilemme bien réel pour les sociétés candidates à la cotation», note un expert financier. Sanae Raqui / Les Inspirations ECO