Longtemps passée sous silence, la cyber-violence s'impose aujourd'hui comme l'une des formes les plus insidieuses et les plus destructrices de la violence fondée sur le genre. Dans un contexte marqué par l'accélération de la transformation numérique et l'extension de l'espace virtuel, l'un des défis majeurs reste la recrudescence des différentes formes de violence numérique exercée contre les femmes et les filles. Chiffres éloquents «Une violence bien réelle qui engendre des impacts psychologiques, sociaux et économiques profonds, et dont la gravité n'est en rien inférieure à celle de la violence exercée dans la réalité », explique à L'Observateur du Maroc et d'Afrique, Bouchra Abdou, directrice de l'association Tahadi pour l'égalité et la citoyenneté (ATEC). « Une grande menace pour les droits fondamentaux, en particulier le droit à la vie privée, à la dignité, à la sûreté et à l'intégrité psychologique », insiste l'activiste. Des propos qui sont par ailleurs confirmés par le rapport 2025 de l'association sur la violence numérique à l'encontre des filles et des femmes et par les dernières données officielles du Haut-commissariat au Plan pour l'année 2024. Selon ce dernier, 38,5 % des femmes marocaines déclarent avoir subi une forme de violence, et 27,8 % d'entre elles sont victimes de violences numériques. Autrement dit, plus d'un quart des agressions passent désormais par les écrans. Omerta Des chiffres qui, malgré leur gravité, seraient loin de rapporter la réalité d'une violence multiforme qui s'épanouit et prolifère en profitant du silence des victimes. D'après le rapport de l'ATEC sur la violence numérique et les données récoltées en 2025 par l'association à travers ses centres d'écoute, le recours à la justice reste très rare face à ce type de violence. En termes chiffrés, près de 79 % des victimes choisissent de ne pas porter plainte. La violence numérique, un enfer pour les victimes Les raisons de ce silence sont multiples : Peur de représailles, crainte d'être poursuivies pénalement, stigmatisation sociale, diffamation, mais aussi méconnaissance des procédures et lourdeur du parcours judiciaire, détaille le rapport. « Le non-signalement nourrit ainsi un cercle vicieux d'impunité, où l'agresseur agit d'autant plus librement que la victime se tait », déplore Abdou. Jeunes femmes, cible privilégiée Présenté dans le cadre de la commémoration des Seize jours d'activisme contre la violence fondée sur le genre, qui s'étendent jusqu'au 10 décembre, le rapport de l'ATEC jette un éclairage précis sur les profils des victimes. En une seule année, 535 cas de violences numériques ont été pris en charge par l'unité fixe et l'unité mobile de l'association. Parmi ces cas, les jeunes femmes restent la catégorie la plus exposée. Près de 70 % des victimes ont en effet entre 18 et 38 ans. Etudiantes, salariées, jeunes mères ou jeunes divorcées, elles partagent un point commun : une présence active dans l'espace numérique, devenue aujourd'hui un facteur de vulnérabilité. Sur le plan socioprofessionnel, 23 % sont étudiantes ou élèves et 24 % salariées. Près de la moitié sont célibataires, 29 % mariées et 16 % divorcées. Fait surprenant : Plus le niveau d'instruction est élevé, plus le risque d'exposition augmente. Les titulaires d'un niveau universitaire représentent 45 % des victimes, contre 26 % ayant un niveau secondaire. Une donnée qui s'explique par un usage intensif des smartphones, des réseaux sociaux et des applications de messagerie, note le rapport. Chantage sexuel Dans l'univers numérique, la violence prend des formes multiples, mais le caractère sexuel demeure omniprésent comme l'affirme le rapport de l'ATEC. Ainsi messages, images, vidéos ou enregistrements vocaux à caractère sexuel arrive en tête des agressions, avec 30 % des cas enregistrés. Le chantage sexuel suit avec 14 %, puis le chantage matériel avec 11 %. Dans la quasi-totalité des situations, l'agresseur agit par des moyens numériques simples et accessibles : WhatsApp demeure le canal le plus utilisé avec 25,37 %, suivi des appels téléphoniques, de Facebook (16,48 %) et de Messenger (12,04 %). Ce sont précisément ces outils, conçus pour rapprocher, qui deviennent des instruments de pression, de menace et d'humiliation. Tirs amis L'une des particularités les plus inquiétantes de la violence numérique réside dans le profil des agresseurs. Dans les cas pris en charge par l'unité mobile de l'ATEC, 68 % sont totalement inconnus. Mais 25 % sont des amis proches ou des personnes de confiance ! Une donnée lourde de sens, qui montre que la violence naît aussi au cœur de relations censées être sécurisantes. Cependant dans 99,2 % des cas, l'agression est le fait d'un seul individu. Mais cet individu, protégé par l'anonymat, peut agir sans limite, sans frontière, et souvent sans être inquiété comme le note l'ATEC dans son rapport. Derrière ces chiffres, une réalité concertante: celle d'un nouvel espace de domination, où la peur se propage à la vitesse d'un message, d'une vidéo ou d'une photo partagée sans consentement. « Une violence qui n'est ni virtuelle, ni symbolique, mais profondément réelle, avec des répercussions psychologiques, sociales et professionnelles durables», déplore Bouchra Abdou. Un impact dévastateur sur l'existence des victimes comme le montrent les données relevées par les centres d'écoute de l'ATEC. AInsi 88 % des victimes vivent dans une peur permanente de leur agresseur, et toutes ont, à un moment donné, pensé au suicide. Fait particulièrement alarmant : la violence numérique est loin d'être un simple désagrément virtuel. Elle détruit l'estime de soi, enferme dans l'angoisse et isole socialement. Traquer les phénomène «Nous avons choisi d'élever la voix par les chiffres, par les données, par l'analyse. Car pour combattre cette violence, il faut d'abord la comprendre, la rendre visible, puis mettre en place des mécanismes efficaces pour en protéger les femmes et les filles. », nous explique la directrice de l'ATEC. Une mobilisation qui a donné le jour à L'Observatoire national pour la protection contre la violence numérique. Le droit à la vie privée Une initiative de l'ATEC portée par un réseau d'associations locales actives dans la lutte contre les violences basées sur le genre ; et couvrant sept régions du Maroc à savoir Souss-Massa, Tanger-Tétouan-Al Hoceïma, Marrakech-Safi, Béni Mellal-Khénifra, Fès-Meknès, Guelmim-Oued Noun et Casablanca-Settat. « Pensé comme un mécanisme civil indépendant, cet Observatoire a pour mission d'assurer une veille permanente, de documenter les violations, d'accompagner les victimes, de renforcer les capacités des intervenants, de proposer des réformes juridiques, de lutter contre l'impunité et de coordonner l'action avec les institutions, les opérateurs privés de télécommunications et les plateformes numériques » détaille Abdou. D'après cette dernière, l'Observatoire n'est pas une fin en soi. « C'est plutôt une étape stratégique vers la construction d'un système global de protection numérique, afin qu'internet devienne un espace sûr, équitable, sans violence, sans chantage et sans harcèlement. Un espace où les femmes sont protégées par une loi spécifique, adaptée et capable de contrer les différentes formes de violence numérique », conclut l'activiste. Elle insiste par ailleurs sur l'importance des campagnes de sensibilisation et d'information auprès des femmes mais surtout auprès des hommes. Brisons le silence ! En parallèle, le Conseil national des droits de l'Homme (CNDH) vient de lancer une campagne nationale de lutte contre la violence numérique, sous le slogan «Ne restons pas silencieux face à la violence ! ». Cette mobilisation s'étend jusqu'au 10 décembre et s'inscrit dans la dynamique internationale « Unis pour mettre fin à la violence numérique contre toutes les femmes et les filles ». Lors du lancement, sa présidente, Amina Bouayach, a alerté sur la gravité de la situation : « la violence contenue dans les plateformes numériques est devenue l'une des violations des droits humains les plus dangereuses en raison de la vitesse de propagation des contenus et de leur franchissement des frontières ». Portant atteinte à la dignité des victimes, à leur intégrité physique et psychologique, ce type de violence dépasse le monde numérique pour affecter leur vie quotidienne, indique Bouayach en pointant les nouvelles formes d'exclusion et de discrimination générées par la cyber-violence. La campagne prévoit une caravane de sensibilisation qui parcourra douze régions et villes pendant seize jours, ainsi qu'un espace interactif dédié à la prévention des risques numériques.