Bien avant les inondations de ce dimanche 14 décembre 2025, Safi vivait déjà sous la menace de l'eau. Celle de l'Oued Chaâba, capricieuse et redoutée, a marqué la mémoire de la ville par ses crues soudaines. Des siècles durant, ce cours d'eau venu de l'est a semé la terreur, laissé des ravins béants et gravé dans la mémoire collective des épisodes de destruction aujourd'hui consignés par les historiens. La mémoire des eaux L'histoire de Safi est indissociable de celle de l'Oued Chaâba. Le mot « assif », d'origine amazighe et signifiant « rivière », n'est pas étranger à l'identité de la ville et à son nom. Il renvoie à son implantation en aval du cours de cette rivière, à proximité immédiate de son embouchure, voire en plein cœur de celle-ci. Un choix géographique lourd de conséquences. Car cette « rivière indomptable », comme la qualifie l'historien Mohamed Majdoub, n'a jamais été un simple cours d'eau paisible. Dans « Hasilat Ettaharryat al Atarya bi Mantaqat Abda al Koubra » (Histoire de la Province de Safi, des temps anciens au temps moderne. Cahiers des Doukkala-Abda), il rappelle que l'Oued Chaâba, « par ses crues inattendues qui emportaient tout sur leur passage, est resté, à travers les âges, objet de terreur et d'inquiétude pour les habitants ». Les traces de cette peur ancestrale se lisent aussi dans la toponymie locale. Le site de « Djorf Elyahoudi », explique l'historien Ahmed Mohamed Sbihi, doit son nom à un drame ancien : « un juif qui se promenait en cet endroit est tombé du haut de la falaise et en est mort ». Depuis, le lieu porte cette appellation, rappel silencieux des dangers qui guettent aux abords de l'oued et de ses falaises. Des crues à répétition Si les crues les plus anciennes échappent parfois à la datation précise, celles des trois derniers siècles sont bien documentées et témoignent de leur violence et de leur fréquence. Le fquih Al Kanouni a consigné plusieurs de ces cataclysmes, laissant des récits saisissants. Il relate notamment une nuit du mois de Dhou Al-Hijja de l'an 1057 de l'hégire (1647). Après la prière d'icha, écrit-il, une crue s'engouffre par Bab Chaâba et inonde la ville. « Des cris et des pleurs se sont élevés », rapporte-t-il. Les habitants tentent de sauver leurs biens en les transportant vers des zones plus élevées, mais la crue s'intensifie, « submergeant les maisons comme des vagues de l'océan ». Les remparts côté mer cèdent, les boutiques sont ravagées, et un ravin se creuse entre Bab Chaâba et la mer, visible jusqu'en 1650 et franchi par les riverains via un pont. Les crues dépassent les murailles de l'ancienne médina Un autre épisode dramatique survient en 1205 de l'hégire (1791). En pleine nuit, un vent violent et des pluies diluviennes provoquent une inondation massive. Le courant fracasse la porte de Bab Chaâba, emporte les portes des boutiques et détruit les marchandises. Le bilan est lourd : « plus de cent morts, hommes et femmes », écrit Al Kanouni, évoquant des pertes matérielles considérables. Source de danger En 1272 de l'hégire (1855), une nouvelle crue submerge Safi. Les boutiques des potiers, armuriers, cordonniers et épiciers sont dévastées, les céréales et les biens anéantis. L'eau de pluie se mêle à celle de la mer, contraignant les habitants à se déplacer en barques. Cette inondation restera connue sous le nom de « Aïsout », du nom de sa seule victime humaine, un juif, précise le chroniqueur. Même au XXe siècle, l'Oued Chaâba continue de frapper. En 1346 de l'hégire (1927), un courant violent traverse la ville, pénètre dans la Grande Mosquée, la médersa voisine et la zaouïa Naciria. Des personnes étrangères à la ville périssent. Al Kanouni parle d'une « catastrophe terrible » et d'une « désolation totale ». Ces témoignages se concordent : à travers les siècles, l'Oued Chaâba a été une source permanente de danger. Ses crues imprévisibles ont nourri les discussions, les peurs et les récits des habitants de Safi, qu'ils soient résidents de longue date, de passage, ou issus des populations amazighes qui utilisaient le terme « assif ». Que l'origine du nom de la ville soit directement liée ou non à cet oued, une certitude persiste : le souvenir de « l'assif » et de ses colères n'a jamais quitté la mémoire collective des safiotes.