Il suffit d'assister à la fin d'un match pour comprendre l'ampleur du désastre. Dans nos stades, dans nos rues, ce sont des foules de jeunes déboussolés, déchaînés, livrés à eux-mêmes. Les gradins se transforment en champs de bataille, les trottoirs en scènes de chaos. Chaises arrachées, pierres lancées, vitres brisées, abribus détruits. Dans les bus et les tramways, les insultes fusent, les bousculades dégénèrent, les passagers terrifiés assistent impuissants au défoulement sauvage. Les policiers, dépassés, courent derrière des bandes de jeunes qui se croient invincibles. Des adolescents, parfois à peine sortis du collège, insultent, vandalisent, frappent, brûlent... comme si aucune règle n'existait, comme si aucune valeur ne leur avait jamais été transmise. On n'ose même pas imaginer la scène en 2030. Ce spectacle honteux n'est pas un accident. Il est le fruit amer d'un double échec, celui de l'école et celui de la famille. Deux institutions qui auraient dû bâtir le citoyen de demain et qui ont failli. Une école incapable d'inculquer le respect, la discipline, le civisme. Une famille fragilisée, qui a démissionné face à un monde qu'elle ne comprend plus. Et derrière ces scènes de chaos se cache une vérité plus profonde. Le Maroc traîne un fardeau qui s'accroche comme une malédiction ; l'instabilité chronique des politiques publiques. À chaque changement de gouvernement, le même scénario se répète. Les réformes, annoncées à grand renfort de communication, sont suspendues, réorientées ou carrément enterrées. Et l'on recommence, encore et toujours, dans ce cycle infernal qui réduit à néant des années d'efforts, d'expertise et d'espoir. Or ce pays ne manque pourtant ni de compétences ni d'idées. Des femmes et des hommes porteurs de visions courageuses ont tenté de bâtir, de tracer des routes durables. Mais combien ont été stoppés net, sacrifiés sur l'autel des calculs politiciens ? Combien ont vu leurs chantiers démantelés avant même d'avoir porté leurs fruits ? Le Maroc vit dans cette logique absurde de la table rase, où chaque nouveau responsable s'imagine tout réinventer, comme si l'histoire commençait avec lui. Alors on efface, on déconstruit, on balaye. Tout cela pour imposer une marque, un style, un « projet » qui finira, lui aussi, balayé par le prochain. Et le résultat est sous nos yeux : des réformes qui piétinent, qui patinent, qui se condamnent à l'éternel recommencement. Car soyons honnêtes, les hommes d'Etat ne courent pas les rues. Et quand, par miracle, l'un d'eux émerge, quand la bonne personne se retrouve enfin à la bonne place, que fait-on ? On ne lui laisse pas le temps, on ne lui donne pas les moyens, on ne lui permet pas d'aller au bout de sa mission. On l'interrompt, on le remplace, on détruit. LIRE AUSSI : Sahara : l'architecture d'un règlement définitif se dessine Alors oui, il faut le dire, le Maroc ne manque pas d'idées, il manque de continuité. Et tant que ce poison s'infiltrera dans les veines de nos institutions, le pays ne fera que tourner en rond, condamné à bâtir et à détruire, à espérer et à désespérer, dans un cycle sans fin. L'Education nationale, le symptôme le plus criant Ce mal ronge tout : l'économie, la justice, l'industrie, la santé, les finances... aucun secteur n'est épargné. Mais le plus tragique et le plus dévastateur, c'est quand il touche l'Education. Car l'école n'est pas un secteur parmi d'autres, elle est la matrice, le socle, le creuset où se forme le citoyen de demain. Et quand on fragilise ce socle, c'est toute la nation qui vacille. Voilà donc la spirale de l'échec annoncé. À chaque remaniement, un ministre défait ce que l'autre avait commencé. À chaque alternance, une vision nouvelle balaie la précédente, non pas pour construire, mais pour effacer. Comme si l'école marocaine n'était qu'un terrain de jeux politiques, un laboratoire d'expériences, une variable d'ajustement offerte aux égos et aux ambitions de passage. Paradoxalement, là où il faudrait de la continuité, de la rigueur, du courage... on choisit les paillettes de la communication. Là où il faudrait des réformes patientes et profondes, on préfère les effets d'annonce. On promet une « refondation » à chaque législature, on jure que cette fois-ci sera la bonne, que c'est la dernière chance de sauver l'école publique... et puis tout s'évapore. La réalité, cruelle et implacable, s'impose, les réformes se suivent sans jamais s'achever, les ministres défilent et se neutralisent, chacun s'acharnant à enterrer les efforts de son prédécesseur pour imposer sa « vision ». Une vision qui, souvent, ne survit pas à la première tempête politique ou budgétaire. C'est une danse macabre où se consument le temps, l'argent, et surtout l'espoir des familles. Une ronde absurde où les ambitions s'échouent, englouties dans les méandres des égos et des calculs partisans. Pendant ce temps, l'école publique se meurt. Résultat visible : une école en crise À notre grand malheur, le drame ne se lit pas seulement dans les rapports PISA ni dans les classements de l'UNESCO. Il s'exhibe, chaque jour, en pleine rue. L'école publique s'effondre, la jeunesse est sacrifiée, et le pays tourne en rond, enfermé dans une boucle sans fin. Le spectacle est là, à chaque coin de rue, des adolescents qui insultent leurs professeurs, les ridiculisent devant un smartphone, et transforment l'humiliation en buzz. Des jeunes qui foulent aux pieds les règles élémentaires de la vie commune, (klaxons furieux, insultes jetées comme des pierres, violence gratuite, insolence arrogante). Ils brûlent les feux rouges comme on écrase une fourmi, méprisent le code de la route comme une blague sans importance. Des classes entières d'élèves qui, à la fin du primaire, ne savent ni lire ni s'exprimer. Des collégiens incapables de comprendre un simple paragraphe ou de résoudre un problème élémentaire. Des insultes lancées à tout-va, sans filtre ni gêne, comme s'il n'y avait jamais eu de cadre éducatif. Une jeunesse qui grandit sans cadre, sans repères, sans respect de l'autorité, de la discipline, et du civisme. L'école est devenue un champ de bruit, de violences et d'échecs. Rien de tout cela n'est un hasard et ces dérives ne sont pas tombées du ciel. Elles sont le produit direct d'un système éducatif brisé, sans colonne vertébrale, livré aux caprices des réformes avortées et aux bricolages institutionnels. Une école publique vidée de sa mission qui consiste à transmettre le savoir, inculquer les valeurs, forger des citoyens responsables. À la place, nous avons un cycle absurde, un ministre détruit ce que son prédécesseur avait construit. Chaque législature recommence à zéro, chaque réforme s'éteint dans les flammes des égos et des calculs politiciens. L'éducation nationale, censée être sanctuarisée, est traitée comme une simple variable d'ajustement. On privilégie les effets d'annonce, les conférences de presse, la mise en scène... plutôt que le travail patient, exigeant, de fond. LIRE AUSSI : Oui, le Roi Mohammed VI est une « énigme » – 6/6 Et l'échec n'est pas théorique, il est palpable, il est quotidien. Il façonne une société de plus en plus désorientée, agressive, incivile. L'élève balloté entre programmes incohérents, enseignants démotivés et classes surchargées devient un adulte désabusé et désengagé. Le jeune diplômé sans repères devient le fraudeur dans le bus, l'automobiliste qui insulte le policier, le fonctionnaire qui considère la corruption comme un droit acquis. Ce n'est pas une caricature mais c'est notre réalité, notre quotidien. L'exemple des écoles pionnières : ambition ou vitrine ? Quand Chakib Benmoussa a pris les commandes de l'Education nationale, il n'était pas là pour briller sous les projecteurs ni pour se livrer à l'artifice des discours. C'était un technocrate méthodique, un homme de terrain et de dossiers, armé d'une vision claire, pragmatique, presque chirurgicale. Son chantier phare, à savoir les écoles pionnières, devait rompre avec les bricolages d'hier. L'ambition était grande : instaurer une rigueur pédagogique, des standards de qualité, une gouvernance exemplaire. Bref, redonner du souffle à une école publique à l'agonie. Mais le rêve a vite été détourné. Les écoles pionnières, censées être un levier de transformation en profondeur, se sont transformées en vitrine politique. Un décor bien léché, destiné à embellir des bilans, alors que les plaies suppuraient toujours … le décrochage scolaire massif, les inégalités criantes entre villes et campagnes, l'absentéisme chronique des enseignants, l'effondrement du niveau général, et la misère des écoles rurales abandonnées à leur sort. Toutefois, le ministère a préféré miser sur les gadgets du moment, outils numériques flambant neufs, méthodes alternatives aux slogans séduisants, pédagogies « innovantes » présentées comme des remèdes miracles. Comme si un écran pouvait remplacer un maître absent. Comme si un logiciel pouvait effacer des décennies de carences structurelles. Sauf que la vérité est brutale et tant que ces écoles pionnières ne s'enracinent pas dans les zones rurales et marginalisées, elles ne feront qu'aggraver les fractures sociales. On offrira une éducation d'excellence à une poignée d'élèves urbains privilégiés, pendant que la majorité continuera de patauger dans la médiocrité. Ce n'est donc pas réformer, c'est exclure, c'est creuser le gouffre. Et Benmoussa n'était pas seul à tenter d'introduire un souffle nouveau. D'autres ministres, rares il est vrai, avaient eux aussi des idées pour réformer l'école. Mais tous se sont heurtés au même mur : absence de volonté politique, manque de vision stratégique, calculs à court terme. Faute de continuité, leurs projets ont fini dans les tiroirs de l'oubli. À l'inverse, certaines réformes de « bricolage » ont été menées tambour battant... avec des résultats désastreux. Le fameux Plan d'urgence, par exemple, a englouti des milliards pour des actions mal pensées, mal évaluées, mal pilotées. Un chantier improvisé, monté comme une opération de communication, qui a fini par aggraver la confusion et le gâchis, sans jamais s'attaquer au cœur du problème. Et aujourd'hui ? Où en est ce chantier censé incarner l'espoir d'une refondation ? Silence. Oubli. Le départ de Benmoussa a suffi pour que l'élan s'éteigne. Une idée forte, encore une, abandonnée sur le bord de la route, promise à rejoindre la longue liste des réformes sacrifiées. Et l'avenir immédiat n'inspire guère plus d'optimisme. L'arrivée du patron de Michoc à la tête du ministère de l'Education nationale a de quoi surprendre. Mais le chef de gouvernement avait certainement ses raisons que lui seul connaît. Berrada et Akhannouch sont deux hommes d'affaires qui se côtoient et collaborent depuis des années. Peut-on réellement attendre d'un tel profil, parachuté dans un ministère aussi stratégique, qu'il engage des réformes profondes dans le court délai qui reste avant les élections ? Soyons lucides, on ne peut pas rêver de mieux, du moins pour cette année. Le Maroc restera dans l'attente, suspendu à une réforme qui n'arrivera pas, prisonnier de son éternel recommencement. Réformateurs sacrifiés, pays pénalisé Le cas de Chakib Benmoussa n'est malheureusement pas une exception. Il est le symptôme d'un mal plus profond, plus ancré, la manie nationale de briser les réformateurs en plein élan, tous secteurs confondus. La liste est longue, trop longue. De Mohamed Hassad, éjecté après six mois seulement, à Moulay Hafid Elalamy ou Driss Jettou, tous ont incarné la rigueur, la vision, la volonté de transformer. Tous ont vu leurs efforts freinés net par l'instabilité et les calculs politiques. Et chaque fois, le scénario se répète : on efface, on modifie, on dénature... et le pays recommence à zéro, avec les mêmes slogans, les mêmes promesses, les mêmes échecs. La liste est vraiment longue. Ce n'est donc pas le talent qui manque. Ni les idées. Ni la vision. Ce qui manque, c'est la volonté de durer. C'est dire qu'au Maroc, les réformes meurent non pas d'incompétence, mais d'instabilité. Elles ne s'effondrent pas par manque de ressources, mais par absence de continuité. Et tant que chaque changement de gouvernement restera synonyme de « table rase », le pays s'enlisera dans une répétition tragique : bâtir, détruire, recommencer... sans jamais avancer. Une pathologie institutionnelle L'absence de continuité est devenue donc une véritable maladie chronique, une pathologie institutionnelle qui ronge le Maroc de l'intérieur. À chaque remaniement, tout bascule. À chaque changement de gouvernement, les projets en cours s'effondrent comme des châteaux de cartes. Les réformes ne meurent pas d'incompétence ou de manque de moyens, elles meurent d'une obsession maladive pour le recommencement. L'idée de poursuivre un travail déjà entamé relève presque de l'hérésie. On préfère détruire pour exister, effacer pour marquer son territoire, recommencer pour donner l'illusion d'agir. Et c'est ainsi que des années d'efforts, de réflexion et de sacrifices s'évaporent en un claquement de doigts. Le résultat ? Un pays condamné à tourner en rond, prisonnier de ses propres contradictions. Chaque ministre, chaque responsable, chaque nouveau visage arrive avec sa « vision », son « projet », son « équipage », son « jargon ». Et chaque fois, tout recommence à zéro. C'est la logique du sablier ; on le retourne, encore et encore, mais le sable est toujours le même. Cette instabilité n'est pas un simple dysfonctionnement, elle est le poison qui tue l'Etat dans sa chair, qui transforme les réformes en mirages et les promesses en illusions. Le Maroc a besoin d'une stabilité dans ses politiques publiques, d'une continuité institutionnelle et surtout d'un respect du travail accompli. Car une réforme n'a de sens que si elle est menée jusqu'au bout, sinon, nous continuerons à construire sur du sable mouvant, laissant chaque nouvelle administration enterrer les espoirs de la précédente. Tant que nous continuerons à Confondre gouvernance et gestion d'image, à changer de cap tous les cinq ans, à réduire la réforme à un fichier PowerPoint et une conférence de presse ... nous continuerons à fabriquer une société désorientée, injuste, violente et incivile. Et à force de tout recommencer, c'est tout un pays que l'on condamne à rester éternellement au stade des promesses. Tant que nous n'aurons pas compris que réformer, c'est durer, le pays restera ce malade qui ne guérit jamais, condamné à avaler les mêmes remèdes inefficaces, en boucle, sans jamais trouver la guérison. Alors, ce gâchis continuera à sévir jusqu'à quand dans notre société qui hérite du chaos et du recommencement éternel ?