Il fut un temps où parler en public supposait une certaine gravité. On préparait ses mots, on pesait ses idées, on cherchait même une légitimité. Aujourd'hui, il suffit d'un smartphone, d'une connexion et d'un soupçon d'impudeur pour devenir « créateur de contenu ». Le terme est noble, mais l'usage, lui, est bien souvent dérisoire. Les réseaux sociaux, qu'on nous avait vendus comme un espace de partage et d'émancipation, se sont transformés en une gigantesque foire où la bêtise se donne en spectacle et où le vide s'érige en vedette. Chaque jour, de nouveaux « shows » surgissent, toujours plus vulgaires, plus abêtissants, comme si la médiocrité était devenue le nouveau critère de sincérité. Et plus c'est creux, plus ça cartonne. Depuis quelque temps, la tendance va plus loin encore : des milliers de personnes se pressent pour suivre, non pas des idées, non pas des projets, mais des existences mises à nu, servies en tranches quotidiennes. Le menu du matin, la chamaillerie de l'après-midi, les larmes du soir : la vie intime est devenue un feuilleton en libre accès, un produit de consommation jetable. La dernière affaire en dit long : le divorce de la fille d'une artiste marocaine, qu'elle n'a ni choisi ni voulu médiatiser, est devenu un spectacle collectif créé par justement par ceux qui font de chaque éternuement un fonds de commerce. En quelques jours, l'intimité d'une inconnue relative a éclipsé les vrais débats du pays, comme si nous n'avions plus de chômage, plus d'inflation, plus d'écoles en crise, plus de jeunesse désorientée. C'est dire qu'au Maroc, nous avons désormais nos propres « stars » de ce cirque numérique. Pas d'acteurs, pas d'écrivains, pas d'artistes, pas de penseurs. Non. Des influenceurs du quotidien, dont le seul « talent » consiste à vendre leur vie privée au kilo, découpée en épisodes comme une télénovela de seconde zone. Et les spectateurs complices consomment ce vide avec une ferveur déconcertante. Ils s'attroupent pour suivre les querelles conjugales, spéculent sur la prochaine réconciliation, commentent avec une passion qui ferait pâlir les débats parlementaires. LIRE AUSSI : Fils ingrats, Royaume debout Et pourquoi cet emballement ? Parce que les réseaux sociaux ont inventé une nouvelle règle du jeu : la vue se monnaye, le clic rapporte. Le nombre de followers, de partages et de minutes visionnées s'est transformé en monnaie sonnante et trébuchante. De fait, on a gagné une armée d'« influenceurs » du vide, du débile et du vulgaire prospère, convaincue que la provocation facile ou l'exhibition permanente valent mieux que le travail patient ou la pensée construite. L'argent facile a remplacé le contenu, et l'audience, la valeur. Mais le danger ne s'arrête pas là. Les réseaux sociaux, c'est aussi l'envers du décor. L'addiction, qui enferme nos jeunes et moins jeunes dans une dépendance invisible. Des heures perdues à scroller, jusqu'à confondre la vie réelle avec cette scène virtuelle où tout semble permis. Sans oublier cette tendance inquiétante qui fait que tout le monde s'improvise nutritionniste, guérisseur, psychologue, coach, juriste... distribuant des conseils à la chaîne, souvent faux, dangereux, et surtout dénués de toute expertise. Le mensonge s'habille du costume du savoir et s'invite dans nos foyers. En effet, un influenceur ou une influenceuse n'émet pas seulement des images ou des vidéos, il émet des opinions. Et ces opinions, répétées, amplifiées, finissent par devenir des repères pour les abonnés. Beaucoup reproduisent ce mode de pensée, sans recul, sans esprit critique, sans réfléchir par eux-mêmes. C'est ici que le danger s'installe, « les fans » se construisent avec l'image qu'ils ont de leurs stars favorites, une image souvent faussée, idéalisée, éloignée de la réalité. Le risque est immense : fabriquer une génération qui imite au lieu de penser, qui copie au lieu de créer, qui admire au lieu de comprendre. Le pire est que les adultes ne sont pas épargnés. L'utilisation massive des réseaux sociaux et la montée en puissance des influenceurs présentent aussi des dangers significatifs pour eux. Escroqueries, cyberharcèlement, désinformation... les pièges sont nombreux. À cela s'ajoutent les pressions psychologiques liées à la comparaison sociale. Cette impression permanente d'être moins beau, moins riche, moins heureux que les autres, qui mine l'estime de soi et nourrit la frustration. Les influenceurs, souvent sans aucune transparence, promeuvent des produits douteux, des régimes hasardeux, des « solutions miracles ». Leur image finit par créer une dépendance émotionnelle et une imitation aveugle de comportements parfois risqués, souvent superficiels. Toutefois, soyons justes. Tous les créateurs de contenus ne sombrent pas dans cette exhibition stérile. Il existe fort heureusement des voix qui se respectent et qui respectent leur public. Des hommes et des femmes qui produisent un contenu de valeur pédagogique, culturel, artistique, critique. Ceux-là apportent quelque chose, enrichissent, éveillent. Mais combien sont-ils à émerger dans le vacarme, quand les algorithmes récompensent le buzz et la provocation ? C'est là qu'il faut tirer la sonnette d'alarme. Car les jeunes d'aujourd'hui grandissent devant ces spectacles grotesques. Ils absorbent, sans recul, les codes imposés par ces soi-disant « influenceurs » : la vulgarité comme langage, l'exhibition comme réussite, le vide comme horizon. Peut-on imaginer alors ce que sera l'avenir, si tout est permis, si plus aucune limite n'existe, si le futile écrase le sens et le ridicule devient modèle ? Les réseaux sociaux sont désormais une vérité dans nos vies. Ils dictent nos conversations, orientent nos modes de consommation, et influencent nos perceptions. Impossible de les ignorer. Mais faut-il pour autant les laisser fonctionner comme une jungle sans règles ? Ailleurs, certains pays ont commencé à agir. En France, une loi encadre désormais les influenceurs : obligation de transparence sur les partenariats commerciaux, interdiction de promouvoir certaines pratiques dangereuses, sanctions en cas d'arnaque. Dans l'Union européenne, le Digital Services Act impose aussi des responsabilités aux plateformes pour mieux protéger les utilisateurs, notamment les plus jeunes. Même dans des pays du Golfe, des licences sont devenues nécessaires pour exercer ce « métier » d'influenceur. Pourquoi ? Parce qu'on a compris que ces nouvelles voix façonnent les esprits de leurs « consommateurs », leurs comportements, et donc l'avenir. Alors, pourquoi le Maroc devrait-il rester spectateur ? Ne devrions-nous pas, nous aussi, réfléchir à une forme de régulation ? Reconnaître ce rôle d'« influenceur » comme un métier, avec des droits, mais aussi des devoirs. Comme le journaliste qui doit vérifier ses sources, comme le médecin qui prête serment, l'influenceur qui touche des millions de jeunes devrait avoir des règles à respecter et des plus fermes. Le plus inquiétant, ce n'est pas seulement que certains confondent notoriété et respectabilité, clics et crédibilité. C'est qu'une grande majorité, collectivement, cautionne et encourage ce grand théâtre de l'absurde. Elle jette les « likes » comme des aumônes, persuadée de participer à quelque chose, alors que nous ne faisons que nourrir un vide qui, peu à peu, recouvre tout et finira par nous engloutir toutes et tous. Aussi devrions-nous nous poser cette question simple : voulons-nous vraiment d'un espace numérique où la vulgarité supplante la réflexion, où l'intime se marchandise et où les vrais sujets disparaissent derrière des polémiques people ? Ou sommes-nous capables d'exiger mieux, de redonner du sens à la parole, de soutenir ceux qui élèvent le débat plutôt que ceux qui l'avilissent ? Car il ne s'agit plus d'une simple question de divertissement. C'est une question de société. L'Etat doit mettre en place un cadre clair. L'école doit apprendre aux jeunes à décrypter, à douter, à distinguer le vrai du faux. Les familles doivent accompagner, discuter, éduquer à l'usage des écrans. Et nous, citoyens, devons cesser d'être complices silencieux de ce grand vide. À force de laisser le vacarme occuper tout l'espace, nous finirons par ne plus entendre ce qui compte. Et ce jour-là, le danger ne sera pas le bruit. Ce sera le silence. Un silence assourdissant, dans un Maroc de demain qui risque de parler la langue du vide. Un silence qui ressemblera à une abdication collective. Un silence qui marquera la victoire du vide sur le sens. Et un silence qui, s'il persiste, pourrait condamner une génération entière à ne plus savoir penser par elle-même. Ceci n'est pas une exagération, c'est une alerte. Sachons-le, une société qui accepte que le vide fasse le buzz se prépare, tôt ou tard, à faire faillite. À nous, décideurs, éducateurs, parents, journalistes et citoyens, de réagir avant qu'il ne soit trop tard. Les réseaux sociaux sont devenus une vérité « dangereuse » dans nos vies, il est temps d'en faire une responsabilité collective. Car l'avenir ne se construit pas avec des vues, mais avec une vision. Une société qui laisse le vide faire le buzz prépare, tôt ou tard, le naufrage de toute une génération.