En 1987, un mouvement social autour de 3 000 travailleurs de mines marocains se constitue en France. En deux mois de grève, la mobilisation rassemble ouvriers et fonctionnaires de différents secteurs, notamment de l'agriculture et de l'enseignement. Aujourd'hui écrivaine, Samira El Ayachi a réalisé tard que son père en faisait partie. Son dernier roman reconstitue un puzzle familial et collectif. Au milieu des années 1980, la France envisage sa transition énergétique avec une sortie de la production et de la consommation de charbon. Dans le Nord-Pas-de-Calais, l'activité semble condamnée et les prémices d'une fermeture certaine s'entrevoient depuis plusieurs décennies. En 1987, la succession des faits et des décisions étatiques donne lieu à une grève de deux mois, dès le 1er octobre. 3 000 mineurs marocains se mobilisent pour obtenir des garanties de reconversion et de protection de leurs droits sociaux. Mais les droits accordés aux ouvriers issus de l'immigration ne sont pas les mêmes que ceux des Français. Parmi ces discriminations, les mineurs marocains n'ont pas pu bénéficier du rachat sous forme de capital des avantages en nature (dont le logement). Cette possibilité n'est donnée qu'aux mineurs assurés de rester en France après leur retraite, ce qui n'est pas le cas pour nombre de travailleurs étrangers, pratiquement poussés à revenir à leurs pays d'origine. Ce n'est qu'en avril 2011 que la Cour d'appel de Douai a reconnu que le refus de ce rachat aux Marocains est bien un acte discriminatoire. L'histoire de ces 3 000 mineurs marocains, de leurs familles et de leurs enfants est peu racontée par les témoins-clés de ce moment historique, encore moins visibilisée. C'est en tentant de l'écrire sous forme de roman que l'écrivaine Samira El Ayachi a découvert que son père était le porte-parole du mouvement des grévistes. Prévu de sortir le 2 septembre prochain, son livre «Le ventre des hommes» s'inspire de cette histoire de famille pour rendre visible et tirer de l'oubli la parole de ceux qui ont vécu ce moment. «Le ventre des hommes», un roman de Samira El Ayachi sur l'exil et le changement climatique «Tout a commencé en 2010, lorsque j'ai commencé à faire des recherches pour écrire ce qui est devenu aujourd'hui ce roman», se souvient la romancière, qui confie à Yabiladi s'être initialement lancée dans des recherches hasardeuses. «Je ne sais pas pourquoi, mais j'ai voulu savoir quel était ce parcours qui me précédait. Je savais qu'il y avait quelque chose d'important à raconter, mais sans savoir que c'était une histoire de famille que j'allais découvrir», indique-t-elle. En se lançant dans le projet de livre, Samira El Ayachi n'a pas imaginé que les éléments découverts au fur et à mesure du processus font même partie de son parcours personnel, au bout duquel elle est devenue romancière. Un travail sur les archives qui révèle une histoire familiale «D'une recherche à l'autre, j'ai entendu parler d'une association qui défendait les mineurs marocains et j'ai fait connaissance avec son président, Abdellah Samad, dans un contexte général en France qui était marqué par le débat sur l'identité nationale», se rappelle-t-elle encore. Au Centre historique minier de Lewarde et avec l'aide de l'Association des mineurs marocains du Nord, l'écrivaine plonge dans les archives : des documents, des photos, des procès-verbaux de la police, des vidéos… Elle découvre les images d'un discours télévisé, à travers lequel elle se rend compte que son père était bien le porte-parole des grévistes. Un faisceau d'éléments pousse alors l'auteure du livre à se demander quels étaient les parcours qui l'ont définie. «J'avais entendu des bribes dans mon enfance mais comme l'héroïne du livre, j'ai dû faire un voyage pour revenir à cette enfance, à ce moment où tous les éléments étaient là mais où le puzzle n'était pas ordonné», nous confie-t-elle, indiquant l'importance d'effectuer ce parcours, une fois à l'âge adulte, pour «mieux connaître son héritage». «Quand on est enfant, on est protégé de la réalité des adultes mais une fois arrivé à cet âge-là, on voyage dans cette enfance pour reconstituer les événements», nous indique-t-elle. Plus de trente ans après ce mouvement de grève que l'auteure a vécu de l'intérieur sans s'en rendre compte au moment des faits, elle rappelle que la fermeture des mines de charbon, dans la France des années 1990, a créé un désarroi général au sein des familles des ouvriers. Mais pour elle, cette histoire partagée avec 3 000 familles et leurs enfants est aussi celle d'un groupe de travailleurs organisés pour prendre la parole dans l'espace public, «avec un grand sens de la démocratie alors qu'ils étaient exilés et qu'ils subissaient une violence quotidienne, réduits au silence et servant de bras pour la transition énergétique». Transmettre un récit intergénérationnel C'est également cette dimension que l'écrivaine a souhaité mettre en avant dans son roman, estimant qu'«on est loin de l'image du travailleur immigré dépourvu de culture syndicaliste et démocratique». Ce mouvement social et cette capacité d'organisation a, selon elle, «donné quelque chose d'inattendu qui [l]'intéresse grandement en tant que romancière» et fille d'un des ouvriers. L'annonce de la sortie de son roman a d'ailleurs suscité des réactions au sein des enfants d'autres collègues et camarades de son père. «Je commence à recevoir des messages d'enfants d'anciens travailleurs qui me contactent pour échanger sur le sujet», nous confie-t-elle. A travers ce livre, elle indique aussi l'importance de «ne pas porter un regard misérabiliste ou populiste sur cette histoire, mais être fidèle à la complexité et à la richesse de ces parcours loin de l'image qu'on a du travailleur étranger qui courbe l'échine et ne fait pas valoir ses droits, surtout dans le cadre d'une relation asymétrique avec l'Etat qui a pris des décisions unilatérales». Sur dix ans, Samira El Ayachi confirme que le travail de sociologues et d'historiens s'est enrichi à ce sujet, mais que son approche à elle consiste plutôt chercher «une parole vivante concernant la violence qui raisonne dans le vécu de ces ouvriers et de leurs familles, face à des mesures qui ont eu leurs effets sur plusieurs générations». Pour l'auteure, «l'écriture romanesque transmet ce récit d'une manière libératrice et c'est tout le travail délicat, lent et long du romancier» qui cherche une «articulation entre les faits historiques et l'imagination afin de questionner les conséquences invisibles et la récupération de cet héritage pour mener des combats actuels».