Aux confins du Rif oriental, un bâtiment blanc avec un dôme isolé sur l'une des hauteurs de Temsamane se distingue. Depuis des siècles, c'est au sein du mausolée de Sidi Chaïb Ouneftah que la tradition orale d'izran s'est développée. Perpétuée surtout par les femmes, elle constitue une véritable série de chroniques historiques et sociales, chantées en vers et à toutes les occasions. Un cri émancipateur, qui fait la particularité de ce repère séculaire. Dans le Rif oriental, la tradition orale des vers chantés (izran) s'est développée autour d'une figure locale de la sainteté : Sidi Chaïb Ouneftah. Au cœur de Temsamane, près d'Al Hoceïma, le mausolée éponyme est considéré comme le berceau de cet héritage perpétué principalement par les femmes, depuis au moins le XIIIe siècle. Bien que peu documenté, ce haut lieu à la fois spirituel et culturel occupe une place centrale dans la transmission de cet art, porteur de récits historiques, sociaux, mélancoliques, satiriques ou libérateurs. Traversant le temps, résistant à l'oubli, célébrée dans sa version ancestrale ou combinée à diverses couleurs musicales plus modernes, cette expression artistique se développera au fur et à mesure de l'évolution des usages, chez les femmes comme les hommes. Les contextes socio-politiques auront également leur influence sur les izran. Au début du XXe siècle, ces chants ne se limiteront pas aux mariages et aux occasions festives. Ils deviendront un vecteur des valeurs d'émancipation, d'appartenance à la terre et à la tribu, à la gloire de la résistance et contre la colonisation. «Les mélodies locales de la région sont souvent entonnées lors du refrain Lalla Bouya qui revient, dans ses différentes variantes, dans la plupart des izran», note la publication «Expressions musicales amazighes en mutation» de l'Institut royal de la culture amazighe (IRCAM, 2017). À partir de la seconde moitié du XXe siècle et au lendemain de l'indépendance, cette tradition musicale continuera à être perpétuée par les femmes et par les artistes originaires de la région, ainsi que les travailleurs immigrés en Europe et surtout en Belgique. Ces fortes symboliques expliquent les raisons pour lesquelles ce repère historique et musical a été mis en avant, à l'occasion de la première édition des Journées culturelles d'Al Hoceïma, les 22 et 23 septembre 2025, sous le thème «Quand la culture se fait mémoire des diasporas». Dans son ouvrage «Sous les izran, l'héritage» (2023), la psychopédagogue et autrice belgo-marocaine Fatiha Saidi recueille d'ailleurs des témoignages directs autour de cette tradition orale, qui rappelle l'importance du chef-lieu. Sidi Chaïb Ouneftah / Ph. Fatiha Saidi Cet opus reprend notamment l'artiste Khalid Izri, qui souligne la difficulté de «dissocier la poésie du chant» dans ce registre. «Quand on parle des izran, on parle forcément de chants et à ce sujet, je tiens à bien différencier, d'une part, izran qui est une forme de composition poétique spontanée, orale, chantée dans l'instantanéité du processus de création – c'est un trait important des izran – et, d'autre part, il y a la poésie écrite dite culte qui est une nouvelle forme de création poétique, caractérisée par le fait d'être réfléchie, monothématique et surtout pas nécessairement prête à être chantée. Il y a des poésies qui sont des poésies pures et qui sont difficiles à être composées musicalement», note-t-il, cité par Fatiha Saidi. Izran et les légendes sur Sidi Chaïb Ouneftah En filigrane, cette transmission contribue à mieux mettre en lumière la genèse des izran, là où tout a commencé. Autant dire que le mausolée de Sidi Chaïb Ouneftah s'avère avoir eu plusieurs fonctions, au-delà de sa dimension cultuelle. Contacté par Yabiladi, l'architecte Mohamed Cheikh explique que dans le temps, l'apprentissage de la musique a fait la grande particularité de ce lieu. C'est l'une des raisons principales expliquant la situation du bâtiment sur une crête montagneuse, en retrait des habitations du village, contrairement à plusieurs autres mausolées. D'une architecture vernaculaire principalement, l'édifice est constitué d'éléments architecturaux comme le fer forgé, le bois et les arcs, avec des datations différentes au fil des siècles et plusieurs espaces ayant eu diverses fonctions (hébergement des visiteurs, recueillement, rassemblements lors des zyaras et rencontres musicales). Selon Mohamed Cheikh, cette composition éclaire d'ailleurs sur la place centrale de cette figure de sainteté dans la vie sociale et culturelle locale, au sein de laquelle les récits autour de Sidi Chaïb Ouneftah enrichissent les légendes. La tradition orale retient que de son vivant, ce berger s'est fait connaître par sa flûte (ney) qui l'a toujours accompagné. Il serait mort à l'âge 33 et on lui attribue une aura qui lui donne un aspect prophétique de faiseur de miracle, de sauveur de vies, avec la capacité de faire libérer les captives. Ce n'est donc pas un hasard si la pratique musicale a été initialement associée aux femmes et à cet instrument, lors des rencontres rituelles sur place. Combiné au bendir, il est resté une pièce maîtresse des performances des izran, développées au sein du mausolée et d'espaces de mixité conférant au lieu toute une dimension séculaire. Intérieur du mausolée de Sidi Chaïb Ouneftah / Ph. Fatiha Saidi Mohamed Cheikh nous déclare que les récits retiennent qu'au fil des siècles, les familles ont afflué par centaines vers ce repère, pour y séjourner durant près d'une semaine, s'y recueillir, faire des offrandes, implorer dieu, mais aussi se regrouper autour de repas collectifs, de séances musicales, de chant et de danse. «On raconte également que lorsque les filles chantaient bien les izran, les meilleures d'entre elles se mariaient au cours de la semaine ! Au-delà de ce caractère festif de la tradition, on dit que celle-ci est également un vecteur de valeurs sociétales», relate encore Mohamed Cheikh. «Toute société a des espaces d'expression, de transmission et d'apprentissage. Le mausolée a longtemps joué un rôle central, même que les tribus qui y vont passent jusqu'à deux semaines, chaque été. Des familles entières viennent avec leurs denrées et la fête est grandiose, autour des izran qui restent un élément clé.» Mohamed Cheikh Un leg culturel à préserver Combinaison entre l'art de l'éloquence et la pratique ancestrale de la musique au niveau local, les izran incarnent ainsi la capacité d'un haut lieu de la sainteté à développer l'expression artistique au-delà du caractère sacré d'un mausolée, où l'on vient notamment prier pour la prospérité, pour avoir un enfant, ou pour célébrer une naissance, un baptême, entre autres. Mausolée de Sidi Chaïb Ouneftah / Ph. Fatiha Saidi Depuis, les izran ont été chantés dans différents contextes, tout en se répondant plus largement dans le Rif et à travers les siècles, jusqu'à devenir une prestation émancipatrice. Plus tard, cet art a été repris et valorisé par la communauté marocaine immigrée originaire de la région, notamment en Belgique. «C'est un héritage de tous les âges, chez les femmes et les hommes. On le chérit donc ici comme on le chérit dans l'immigration, au point où l'on considère qu'on ne peut pas être rifain sans connaître au moins un chant des izran», commente Mohamed Cheikh, qui souligne l'intérêt de préserver ce leg. Dans le contexte migratoire, la transmission en elle-même renseigne sur l'attachement des familles à la terre des aïeux. «Lorsque des femmes se sont retrouvées dans l'espace clos des maisons européennes exiguës, bien différentes de leurs habitations spacieuses et à patio dans le Rif, elles ont trouvé leur refuge dans les izran, en se rencontrant et en les échangeant entre elles», nous raconte Mohamed Cheikh. Ainsi, les izran ont été repris par les familles ouvrières en immigration, à partir des années 1960. L'usage s'est exporté à des cercles agrandis, à l'occasion de rassemblements communautaires, intercommunautaires et culturels plus larges en Belgique, mais aussi aux Pays-Bas, en Allemagne, en France et ailleurs. Si la dynamique a redonné vie à cet héritage en le tirant de l'oubli, Mohamed Cheikh souligne l'importance de revaloriser le berceau, qui s'effrite au fil des années. «Le mausolée se situe dans une zone connue pour son activité sismique. Même lorsque cette dernière n'est pas assez conséquente pour être ressentie par la population, elle impacte les bâtiments anciens comme celui-ci, qui reste encore mal rénové et qui mérite de l'intérêt», conclut-il. Article modifié le 10/10/2025 à 00h19