À moins d'un an de l'échéance fixée pour la généralisation de la protection sociale, plusieurs institutions marocaines mettent en garde contre les obstacles qui compromettent l'aboutissement de ce projet structurant. Le Conseil national des droits de l'homme (CNDH), le Conseil économique, social et environnemental (CESE) et l'Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale (ACAPS) relèvent des failles administratives, des déséquilibres financiers et des inégalités territoriales qui risquent de fragiliser ce dispositif destiné à garantir une couverture universelle. Lors du neuvième Forum parlementaire international sur la justice sociale, organisé par la Chambre des conseillers, Amina Bouayach, présidente du CNDH, a insisté sur la nécessité d'inscrire la protection sociale dans une approche fondée sur les droits humains et non comme une simple politique publique. Elle a rappelé que le Maroc avait engagé des réformes en la matière depuis plusieurs décennies, mais que le tournant décisif est intervenu en avril 2021, lorsque le roi Mohammed VI a annoncé la généralisation progressive de la couverture sociale. La mise en œuvre de ce projet repose sur quatre piliers, dont la parachèvement est prévu en 2025 : l'élargissement de l'assurance maladie obligatoire (2021-2022), la généralisation des allocations familiales (2023-2024), l'extension des régimes de retraite et la mise en place d'une indemnisation pour perte d'emploi (d'ici fin 2025). Malgré les avancées enregistrées, Amina Bouayach a mis en garde contre des lacunes persistantes qui limitent l'accès aux prestations sociales et en compromettent l'efficacité. Des exclusions administratives et des inégalités d'accès aux soins Le système d'identification des bénéficiaires, basé sur le Registre national de la population (RNP) et le Registre social unifié (RSU), n'a pas permis d'englober l'ensemble des citoyens éligibles. Certains ménages, pourtant en situation de précarité, se retrouvent exclus du programme de soutien direct faute d'une intégration effective dans ces bases de données. L'absence d'un ciblage précis fragilise ainsi la vocation inclusive de cette réforme. La transition entre le régime RAMED et l'assurance maladie obligatoire (AMO) s'est également révélée complexe. De nombreux bénéficiaires ont été confrontés à des entraves administratives, notamment des difficultés à fournir les documents exigés ou l'imposition de cotisations imprévues, freinant leur accès aux soins. Les disparités régionales, particulièrement entre les zones urbaines et rurales, amplifient ces difficultés. Dans certaines provinces, le manque d'infrastructures médicales et de personnel qualifié empêche une prise en charge équitable des assurés. Un équilibre financier menacé par des fragilités économiques et démographiques Le financement du projet de protection sociale constitue un enjeu central. La viabilité du système repose sur une large contribution des travailleurs, mais les professionnels indépendants et les petites entreprises peinent à s'acquitter des cotisations sociales. Cette situation risque d'accentuer le déséquilibre financier des caisses de protection sociale, remettant en cause leur pérennité. L'avenir des régimes de retraite suscite également des inquiétudes. Ahmed Reda Chami, président du CESE, a souligné les retombées du vieillissement de la population sur ces dispositifs. Avec une espérance de vie en hausse et un taux de natalité en baisse, le rapport entre cotisants et retraités se réduit progressivement, mettant sous pression les finances des caisses de pension. Certains régimes pourraient voir leurs réserves s'épuiser d'ici 2031, rendant urgente une réforme structurelle. Abderrahim Chafai, président de l'ACAPS, a révélé que seuls 49 % des actifs bénéficient actuellement d'une couverture santé. Il a estimé que l'élargissement des systèmes de retraite pourrait porter ce taux à plus de 80 % dans les prochaines années, à condition d'adopter un cadre réformé et consolidé. Il a également alerté sur la nécessité d'unifier les régimes de retraite pour éviter un morcellement préjudiciable à leur équilibre. Des recommandations pour assurer la réussite du projet Face à ces défis, les participants au Forum parlementaire international sur la justice sociale ont insisté sur l'urgence d'adopter des mesures correctives. Ils ont notamment plaidé pour la création d'un pôle social unifié, chargé de mieux coordonner les interventions des différentes institutions. Ils ont également appelé à l'amélioration des systèmes d'information, afin de garantir une identification précise des bénéficiaires et d'éviter les exclusions. L'intégration du secteur informel a été identifiée comme un levier stratégique. Pour y parvenir, des incitations fiscales et des mesures administratives simplifiées pourraient encourager les travailleurs non déclarés à adhérer aux régimes de protection sociale. De même, le renforcement des mécanismes de contrôle est apparu indispensable pour lutter contre les fraudes et assurer une gestion transparente des fonds alloués. Les débats ont également évoqué la nécessité d'inscrire le bien-être social au cœur des politiques publiques. La protection sociale ne saurait être dissociée des dynamiques économiques et du développement durable. L'adoption d'un pacte national pour l'action sociale a ainsi été évoquée, afin d'établir une feuille de route claire et de garantir une convergence entre les réformes engagées. À travers ces recommandations, le Forum a rappelé que la justice sociale constitue un pilier fondamental du modèle de développement du Maroc. L'engagement royal en faveur d'un Etat social trace une trajectoire ambitieuse, mais sa concrétisation effective dépendra de la capacité des pouvoirs publics à lever les entraves administratives, financières et structurelles qui persistent.