Une équipe internationale identifie à Zagora un nouvel arthropode du Paléozoïque, baptisé Carcinosoma aurorae, dont les dimensions exceptionnelles bouleversent les connaissances sur les premiers prédateurs marins. Un fossile d'une ampleur inédite a été mis au jour dans les gisements paléozoïques du sud marocain, offrant un regard neuf sur les débuts de la vie animale complexe dans les mers de l'Ordovicien. Selon une étude publiée dans la revue Proceedings of the Royal Society B, une équipe internationale dirigée par le paléontologue marocain Abderrazak El Albani, de l'Université de Poitiers, et le chercheur David L. Rudkin, du Royal Ontario Museum, vient d'identifier une nouvelle espèce de scorpion marin géant, baptisée Carcinosoma aurorae. Daté d'environ 470 millions d'années, ce fossile exceptionnel provient de la fameuse Faune de Fezouata, un ensemble géologique déjà mondialement connu pour la richesse de sa préservation. Un monstre des mers du Paléozoïque Mesurant près de deux mètres de long, Carcinosoma aurorae appartenait à la lignée des Eurypterides, ces arthropodes aquatiques apparentés aux scorpions modernes et aux araignées, qui régnaient sur les fonds marins avant même l'apparition des premiers poissons cuirassés. L'espèce se distingue par une morphologie à la fois massive et élancée : un céphalothorax en forme de fer à cheval, des membres antérieurs puissants terminés par des pinces effilées, et une queue longue et segmentée qui pouvait, selon les chercheurs, servir de balancier ou d'arme défensive. L'équipe à l'origine de la découverte souligne que la taille de l'animal dépasse de beaucoup celle des spécimens connus du même genre. «Nous avons affaire à l'un des plus grands prédateurs marins de son époque», explique David Rudkin. «Son anatomie témoigne d'une adaptation parfaite à la chasse active dans des environnements peu profonds, où il devait s'imposer comme un chasseur redoutable», poursuit le chercheur canadien. La richesse insoupçonnée de la Faune de Fezouata La découverte a été réalisée près de Zagora, dans la région du Drâa-Tafilalet, au sein des formations sédimentaires de la Faune de Fezouata, célèbre pour la qualité de fossilisation des organismes à corps mou. Ces gisements, étudiés depuis le début des années 2000, constituent un trésor paléontologique unique au monde. Les conditions de dépôt — alternance de boues fines, sédimentation rapide et faible teneur en oxygène — ont permis la conservation minutieuse de structures anatomiques d'une extrême fragilité. Les chercheurs rappellent que la Faune de Fezouata occupe une position charnière entre les grandes radiations biologiques du Cambrien et de l'Ordovicien. «Ce site révèle que la diversification des formes animales n'a pas été un phénomène soudain, mais un processus continu s'étalant sur plusieurs dizaines de millions d'années», souligne Abderrazak El Albani. «Chaque nouveau spécimen découvert dans cette région du Maroc apporte un élément supplémentaire à la compréhension des origines des grands écosystèmes marins modernes.» Un fossile d'un état de conservation exceptionnel Le spécimen de Carcinosoma aurorae a été retrouvé en plusieurs fragments soigneusement articulés, ce qui a permis une reconstitution tridimensionnelle complète. Les chercheurs ont utilisé des techniques de tomographie à haute résolution et de microscopie électronique afin d'analyser les structures cuticulaires et musculaires fossilisées. Ces observations ont mis en évidence la présence d'un exosquelette finement orné de motifs symétriques, probablement destinés à la protection ou à la communication visuelle. Les auteurs de l'étude précisent que la coloration originelle de l'animal, reconstituée à partir des résidus minéralisés, devait osciller entre le brun rougeâtre et le bleu métallique, lui conférant un aspect irisé sous la lumière marine. La configuration des appendices locomoteurs suggère par ailleurs une nage alternant propulsion et reptation, comparable à celle des limules actuelles. Le Maroc, carrefour paléontologique mondial Au-delà de l'importance purement scientifique de la découverte, les chercheurs saluent la position singulière du Maroc comme territoire clé pour la compréhension de l'histoire biologique de la planète. Depuis deux décennies, les gisements du Drâa-Tafilalet, de l'Anti-Atlas et du Haut Atlas livrent une succession ininterrompue de fossiles remarquablement conservés, allant des premiers invertébrés complexes aux poissons primitifs du Dévonien. «Le Maroc abrite aujourd'hui l'un des patrimoines paléontologiques les plus précieux au monde», insiste Abderrazak El Albani. «Les conditions géologiques uniques du sud du pays permettent de retracer avec une précision rare les étapes de l'évolution animale à l'échelle planétaire.» Les chercheurs ont d'ailleurs travaillé en étroite collaboration avec le département de la culture de Rabat et plusieurs musées nationaux afin d'assurer la préservation et la valorisation du spécimen. Une fenêtre ouverte sur les premiers écosystèmes marins L'étude de Carcinosoma aurorae offre un aperçu saisissant de l'organisation des premiers écosystèmes complexes. Les analyses isotopiques effectuées sur les roches environnantes indiquent que la région de Fezouata se situait alors dans une mer tropicale peu profonde, à proximité du supercontinent Gondwana. L'animal évoluait vraisemblablement parmi une faune diversifiée composée de trilobites, de brachiopodes, d'éponges et de nombreux organismes à corps mou dont la morphologie demeure énigmatique. «Cette découverte montre que les prédateurs de grande taille sont apparus bien plus tôt qu'on ne le pensait», explique le géologue français Laurent Vannier, co-auteur de l'étude. «Elle remet en cause l'idée selon laquelle les chaînes alimentaires complexes auraient émergé uniquement au Silurien ou au Dévonien. Le Maroc livre la preuve que les interactions trophiques sophistiquées existaient déjà au début de l'Ordovicien.» Une découverte aux répercussions globales Les implications de cette étude dépassent largement le cadre régional. En démontrant que les Eurypterides atteignaient déjà des dimensions gigantesques vingt millions d'années avant leurs cousins européens, Carcinosoma aurorae bouleverse la chronologie admise de l'évolution des arthropodes marins. Les chercheurs y voient un signe de la rapide adaptation des organismes à la conquête des niches écologiques vacantes après l'explosion cambrienne. L'équipe a également mis en évidence une convergence morphologique avec les prédateurs modernes : la forme fuselée du corps et la disposition symétrique des appendices évoquent les caractéristiques hydrodynamiques des grands crustacés actuels. Ces observations alimentent le débat sur les contraintes évolutives qui, depuis des centaines de millions d'années, façonnent les lignes directrices de la vie aquatique. Une coopération scientifique exemplaire L'étude, issue d'une collaboration entre le Royal Ontario Museum, l'Université de Poitiers, l'Université Hassan II de Casablanca et le Muséum d'histoire naturelle de Londres, illustre le dynamisme des échanges scientifiques entre le Maroc et la communauté internationale. Plusieurs campagnes de fouilles sont déjà prévues pour 2026 dans la vallée de l'Oued Fezouata, avec l'objectif de mieux comprendre la succession stratigraphique et les conditions paléoenvironnementales qui ont favorisé cette préservation exceptionnelle. Les chercheurs espèrent notamment retrouver d'autres spécimens complets de Carcinosoma aurorae, dont les traces pourraient s'étendre sur plusieurs kilomètres de sédiments. Un programme de numérisation 3D est également en préparation afin de rendre ces fossiles accessibles en ligne à la communauté scientifique mondiale. Une redéfinition des origines animales Au-delà de la simple description d'une nouvelle espèce, Carcinosoma aurorae symbolise une avancée décisive dans la compréhension des débuts de la vie animale complexe. La découverte confirme que les grandes lignées d'arthropodes étaient déjà pleinement diversifiées il y a 470 millions d'années, bien avant les transformations écologiques qui allaient remodeler les océans au Silurien. Elle souligne également la place centrale du Maroc dans la reconstitution des archives fossiles du Paléozoïque. «Chaque nouvelle découverte issue de la Faune de Fezouata nous rapproche de la genèse du vivant tel que nous le connaissons aujourd'hui», conclut Abderrazak El Albani. «Ce scorpion marin géant témoigne de l'inventivité de la nature et de la complexité des mondes disparus que recèlent les roches du sud marocain.»