Afin de répondre à ceux qui opposent la foi à la philo, on peut répondre par cette phrase du philosophe Karl Jaspers, dans «La foi philosophique» : «Quand elle est vraiment personnelle et jaillie des origines, la prière se trouve à la limite de la philosophie ; elle devient philosophie dans l'instant où s'abolit toute relation intéressée avec la divinité». Laphilosophie a-t-elle un avenir au Maroc ? En tout cas, elle a eu un passé et ce dernier n'est pas tout à fait glorieux. La question pourrait paraître déplacée pour certains alors que l'on vient de célébrer, officiellement et sous les auspices de l'Unesco, la Journée mondiale de la philosophie, à Rabat, du 16 au 18 novembre. Cette célébration, la première dans le monde arabe et en Afrique, est une excellente initiative, mais elle ne doit pas nous faire oublier pour autant que la philo n'a pas toujours été à la fête dans notre pays. Le système éducatif national a vécu sans enseignement de la philo pendant plus de trois décennies. C'est dire si le vide est béant et la pensée vacante. Héritage de la colonisation française, l'enseignement de la philosophie est une exception hexagonale qui remonte au XIXe siècle, lorsqu'un certain Victor Cousin, professeur de philosophie à la Sorbonne, a été nommé ministre de l'instruction publique en 1840. Depuis, des aménagements ont été apportés à l'enseignement de cette discipline. De nombreux débats entre les partisans et les opposants à son enseignement avant le Bac ont secoué les divers ministères français de l'éducation. Au Maroc, on a calqué les cours de philo sur le modèle français et ceux qui ont de la mémoire, et au moins une cinquantaine d'années, se souviennent peut-être de ces manuels qui ont partagé le savoir philosophique de l'époque en deux parties dichotomiques, comme on disait à l'époque pour faire intelligent : l'Action et la Connaissance. Jusqu'au début des années 1970, on «philosophait» librement en passant de Platon à Sartre. Pas peu fier de cogiter avec Descartes et de raisonner avec Kant, l'élève en classe de philo de l'époque avait la suffisance du futur savant qui a mal digéré les rudiments de la pensée ou des concepts et la liberté de la parole qui va avec. C'est tout cela qui va inquiéter un système politique aux aguets, déjà alerté par la gronde récurrente des étudiants et échaudé par les conséquences des événements de 1965. Car, faut-il le rappeler ?, le Maroc a eu en quelque sorte, et toutes proportions gardées, son Mai 68 en mars 65. Avec cette différence qu'en France il y eut un mort, accidentel, alors qu'ici l'IER n'a pas fini de déterrer les cadavres. La philo nous apprend aussi à mieux penser l'histoire afin de bien panser le passé, si vous permettez ce jeu de mot trop facile. Mais que voulez-vous ? Les temps sont difficiles pour ceux qui pensent et encore plus pour ceux qui se souviennent et ne veulent pas que d'autres générations, nos enfants, soient lobotomisés comme on a essayé de le faire en supprimant la philo pour la remplacer par ce qu'on a appelé hypocritement La pensée islamique. Cette trouvaille, fruit d'une politique d'arabisation échevelée conduite par un ministre de l'éducation de triste renom, a en fait été à l'origine de l'introduction de la Pensée magique et de l'Impensé dans le système éducatif marocain. On connait la suite, les conséquences et le triste bilan de ces réformes sur le plan économique, politique et culturel. Après cette mélancolique évocation historique, préliminaire nécessaire à toute réflexion sur le présent et l'avenir de la philo au Maroc, on ne peut que se féliciter du retour de la philo dans le système éducatif marocain. Un peu tard certes, mais aussi, il faut l'avouer, comme une «réaction sécuritaire» pour contrecarrer l'obscurantisme après les explosions du 16 mai 2003. A ce propos, il est utile de citer un grand philosophe, Karl Jaspers, dans La foi philosophique, afin de répondre à ceux qui opposent la foi à la philo : «Quand elle est vraiment personnelle et jaillie des origines, la prière se trouve à la limite de la philosophie ; elle devient philosophie dans l'instant où s'abolit toute relation intéressée avec la divinité». Partout dans le monde, ceux qui craignent l'enseignement de la philosophie et donc la libération de la pensée et de la parole, qu'ils se réclament de la religion ou d'un ersatz de démocratie, sont en fait les alliés contre-nature d'un même système politique qui a son avenir derrière lui. Le goût de l'avenir s'apprend et se transmet. Et comme écrivait le philosophe autrichien Wittgenstein dans une de ses réflexions réunies dans Remarques mêlées (Flammarion) : «Qui enseigne aujourd'hui la philosophie ne choisit pas pour son élève une nourriture à son goût, mais celle qui est capable de changer son goût»