Trente-sept morts à Safi, des dizaines de blessés, des quartiers engloutis en quelques heures…, les inondations qui ont frappé la ville ne relèvent plus de l'exception. Elles signent l'entrée du Maroc dans une nouvelle ère climatique, marquée par l'intensification des extrêmes. Tandis que les alertes se multiplient à l'échelle nationale, ce drame révèle l'ampleur des vulnérabilités structurelles. Le Maroc ne traverse pas une simple séquence d'intempéries. Ce qui se joue depuis plusieurs jours, et dont Safi est l'épicentre tragique, relève d'un changement de régime climatique. Pluies diluviennes concentrées sur quelques heures, crues soudaines, neige abondante à moyenne altitude, rafales de vent violentes..., autant de phénomènes qui, pris isolément, ne sont pas nouveaux, mais dont la fréquence, l'intensité et la simultanéité dessinent désormais une nouvelle normalité. Les dernières analyses de la Direction générale de la météorologie (DGM) sont sans ambiguïté. Le Royaume est actuellement sous l'influence d'un minimum dépressionnaire d'altitude de type "cut-off", isolé de la circulation générale. Il est associé à une masse d'air froid dans les couches supérieures de l'atmosphère et à un afflux constant d'air chaud et humide en provenance de l'Atlantique et de la Méditerranée. Ce contraste thermique intense constitue un terreau fertile pour une instabilité marquée, favorisant la formation rapide de systèmes convectifs violents. Ces derniers génèrent des épisodes localisés de précipitations extrêmes, des orages, des rafales de vent et, sur les reliefs, des chutes de neige massives. Dans son bulletin de diagnostic météorologique, la DGM insiste sur le caractère exceptionnel de cette dynamique, soulignant qu'il ne s'agit pas d'une simple vague de mauvais temps, mais d'un dérèglement structurel des conditions atmosphériques. L'air chaud et humide remonte en continu, alimentant les systèmes orageux, tandis que la masse d'air froid en altitude accentue les contrastes, donnant lieu à des cellules orageuses stationnaires, particulièrement destructrices. Autrement dit, la météo devient imprévisible, brutal et concentrée dans le temps. Safi, symptôme d'un dérèglement annoncé À Safi, ce déséquilibre atmosphérique a pris une forme meurtrière. En quelques heures, les cumuls de précipitations ont dépassé 60 mm dans le centre-ville, avec une concentration exceptionnelle sur l'ancienne médina. Cette intensité, observée sur un laps de temps aussi court, dépasse largement les capacités d'absorption du sol et des réseaux d'assainissement. Mais réduire la catastrophe à un simple aléa météorologique serait une erreur d'analyse. La pluie n'a fait qu'activer des vulnérabilités préexistantes. Safi est une ville construite dans la durée, avec des strates urbaines successives, souvent mal raccordées entre elles. Des quartiers entiers se sont développés dans des zones historiquement exposées aux ruissellements, à proximité d'oueds ou sur des pentes mal drainées. Les réseaux d'assainissement, même entretenus, ont été conçus pour un climat qui n'existe plus. La crue soudaine n'a laissé aucune marge de manœuvre, engloutissant commerces et habitations dont les occupants se sont retrouvés pris au piège. Le bilan humain de 37 morts révèle ainsi une réalité, à savoir que le risque climatique est devenu un risque majeur immédiat. À l'hôpital Mohammed V, 61 blessés ont été accueillis dans l'urgence, dont deux en soins intensifs. La direction de l'hôpital a déclenché un plan d'alerte, mobilisé des spécialistes, débloqué des lits, et mis à disposition des équipements lourds. Dans les rues, les canots de la Protection civile manœuvraient entre les voitures submergées. Des agents tentaient d'évacuer la boue, de pomper l'eau, de sauver ce qui pouvait l'être. Mais, déjà, les habitants pleuraient leurs morts. Une alerte qui s'étend à l'échelle nationale Loin de se limiter à Safi, l'épisode en cours concerne une large partie du territoire. Mardi 16 décembre, la DGM a publié un nouveau bulletin d'alerte, confirmant la persistance et l'extension des phénomènes extrêmes. Des chutes de neige de 50 à 80 centimètres sont désormais attendues au-dessus de 1.800 mètres dans les provinces d'Al Haouz, Ouarzazate, Azilal, Midelt et Khénifra. D'autres régions, comme Ifrane, Chichaoua, Taroudant ou Tinghir, devraient recevoir entre 25 et 50 cm de neige à partir de 1.400 mètres d'altitude. Dans le nord-est, de Sefrou à Boulemane, les précipitations neigeuses de 10 à 25 cm se poursuivent. Mais la neige n'est qu'une composante de cette alerte multirisques. Des averses orageuses accompagnées de grêle sont attendues dans une cinquantaine de provinces, avec des hauteurs de pluie variant de 30 à 50 mm sur une seule journée. De violentes rafales de vent, atteignant parfois 85 km/h, sont également prévues dans le sud-est, touchant notamment Ouarzazate, Zagora, Taroudant, Guelmim, et Midelt. Jamais un bulletin météorologique n'avait couvert un spectre aussi large de phénomènes extrêmes en même temps. Cette superposition des risques, entre précipitations, neige, vent et grêle, génère une pression sans précédent sur les infrastructures, les services d'urgence et les capacités de résilience locale. De la météorologie à la vulnérabilité structurelle L'enseignement majeur de cet épisode est que le Maroc est entré dans une phase où chaque aléa climatique teste la solidité de son aménagement du territoire. Les villes côtières doivent composer avec des sols saturés d'asphalte qui ne retiennent rien. Les villes de l'intérieur font face à des ruissellements intenses venus des reliefs. Les zones montagneuses se retrouvent isolées, coupées du monde, sous des mètres de neige. La réponse des autorités est visible, mais elle reste largement réactive. Suspension des cours à Essaouira, mobilisation de la SRM à Fès-Meknès, déploiement des engins de déneigement à Tinghir, activation des centres d'accueil à Settat, la panoplie de mesures d'urgence déployées est certes diversifiée, mais elle ne saurait suffire à bâtir une stratégie de fond. Le changement climatique comme multiplicateur de risques Les experts climatologues le répètent depuis des années : le réchauffement ne signifie pas seulement des températures plus élevées, mais aussi une atmosphère plus dense, capable de générer des extrêmes plus intenses et plus fréquents. Dans une atmosphère plus chaude, l'évaporation est accrue, les masses d'air sont davantage chargées en humidité, et les précipitations deviennent plus violentes. Le Maroc, pays semi-aride, est particulièrement vulnérable à ce paradoxe. Après des étés d'une sécheresse sévère, le sol est compacté, incapable d'absorber l'eau. Dès lors, les précipitations, même modérées, ruissellent rapidement, provoquant des crues destructrices. Face à cela, les infrastructures héritées des décennies précédentes deviennent obsolètes. Elles ont été conçues pour un climat régulier, dans des villes plus petites, sur des bassins hydrauliques moins sollicités. Une fracture sociale révélée par les crues Comme toujours, ce sont les plus fragiles qui «trinquent». À Safi, la plupart des victimes vivaient dans des quartiers anciens, parfois informels, peu ou mal raccordés aux réseaux de drainage. Les eaux ont traversé les murs des médinas, inondé les marchés, ravagé les petites échoppes et les logements modestes. La crise climatique agit ici comme un révélateur d'inégalités territoriales. Elle touche plus durement les périphéries, les zones oubliées, les villes moyennes où l'investissement en prévention a été plus lent. Elle interroge également la gouvernance par rapport à l'urbanisation des zones inondables, au contrôle des points noirs d'écoulement et au financement des bassins de rétention qui manquent.