Avec des barrages remplis à 34,7% et une couverture neigeuse exceptionnelle de plus de 54.000 km2, le Maroc respire. Pourtant, derrière ces images de sommets enneigés et de cours d'eau revigorés, la réalité hydrique du Royaume demeure complexe. Entre le soulagement immédiat des agriculteurs et le spectre d'une sécheresse structurelle qui ne dit pas son dernier mot, analyse d'une situation où la vigilance reste le maître-mot. Les images satellitaires sont aussi spectaculaires que rassurantes. Au 17 décembre 2025, une superficie de 54.084 kilomètres carrés du territoire national était recouverte de neige. Quelques jours plus tard, au 24 décembre, les réserves hydriques nationales affichaient un volume disponible de 5.821 millions de mètres cubes (Mm3), marquant une remontée du taux de remplissage global à 34,7%. Pour un pays marqué par six années consécutives de stress hydrique, ces apports récents, estimés à près de 300 Mm3 en deux semaines, agissent comme un électrochoc positif. Kamal Aberkani, expert en sciences de l'agriculture à l'Université Mohammed Premier de Nador, qualifie ce moment de «scénario optimiste» à court terme. Ces précipitations, bien que tardives, ont sauvé le démarrage de la campagne pour les cultures d'automne, revigoré le couvert végétal indispensable au bétail et offert un répit aux nappes phréatiques. Cependant, limiter l'analyse à ce constat euphorique serait une erreur stratégique. Car si le ciel a été clément, il a surtout été inégal. Le piège de la moyenne nationale : la fracture hydrique Le chiffre global de 35% masque une disparité géographique alarmante, véritable fracture hydrique du Royaume. En effet, les précipitations se sont concentrées sur le Nord-Ouest (Loukkos, Gharb) et l'Est. À l'inverse, des bassins vitaux pour l'agriculture nationale, tels que l'Oum Er-Rbia (cœur battant de l'irrigation marocaine), le Souss-Massa ou certaines zones de l'Oriental, affichent des niveaux critiques, souvent inférieurs à 20%. Cette situation crée un Maroc à deux vitesses. D'un côté, des régions où le lessivage des sols et le taux de remplissage (avoisinant les 77% dans certaines zones du Nord) permettent d'envisager l'année avec sérénité ; de l'autre, des zones agricoles majeures qui restent sous perfusion, dépendantes d'hypothétiques pluies futures. C'est ici que réside le «scénario pessimiste». Le danger identifié par les experts n'est plus seulement l'absence d'eau, mais son interruption brutale. Si les mois de janvier, février et mars s'avèrent secs, reproduisant le schéma de 2022 et 2023, les cultures qui ont levé, grâce aux pluies de décembre, subiront un stress hydrique fatal avant maturité. Comme l'explique Kamal Aberkani, «le véritable enjeu n'est pas seulement d'avoir de l'eau, mais d'atteindre une répartition homogène dans le temps et l'espace». Un climat sous tension : l'ère des phénomènes extrêmes Cette incertitude est corroborée par les données météorologiques. Houcine Youaabed, de la Direction générale de la météorologie (DGM), rappelle que si ces dépressions sont classiques pour un mois de décembre, leur contexte est inédit. Le Maroc fait face à une intensification des phénomènes extrêmes liée au changement climatique, notamment des périodes de sécheresse longues et arides, entrecoupées d'épisodes pluvieux et neigeux violents et concentrés. Cette nouvelle donne climatique impose une gestion des risques accrue. Les inondations soudaines ou les vagues de froid intense (le risque de gel en janvier étant une préoccupation majeure pour les semis récents) sont les corollaires de ces pluies salvatrices. Le traumatisme des producteurs : l'eau comme investissement de confiance Au-delà des barrages et de la météo, il existe une sécheresse invisible, celle de la confiance. L'analyse de Kamal Aberkani met en lumière un facteur psychologique déterminant. Après des années de pertes, les agriculteurs sont réticents à investir, notamment dans l'arboriculture ou les cultures à haute valeur ajoutée comme le raisin de table. La logique est implacable, «il n'y a pas de garantie pour compléter le cycle de production», note l'expert. À quoi bon investir en janvier si l'eau d'irrigation est coupée en juillet, au moment où l'évapotranspiration est maximale ? Ce traumatisme freine la dynamique du secteur, les pluies ponctuelles ne suffisant plus à rassurer des producteurs qui ont besoin de visibilité sur le long terme. Vers un réalisme structurel Face à ce tableau contrasté, le Maroc semble opérer un changement de paradigme, qualifié par Aberkani de «scénario réaliste». L'Etat ne gère plus l'eau comme une ressource cyclique, mais comme un risque structurel. Que les barrages soient pleins ou vides, la stratégie de diversification (dessalement, interconnexion des bassins, irrigation de précision) devient une constante. L'eau est désormais perçue comme un investissement stratégique, au même titre que les engrais ou les semences. Cette approche pragmatique, visant à découpler l'agriculture des aléas du ciel, est la seule voie pour sécuriser la souveraineté alimentaire du pays et restaurer la confiance d'un monde rural encore convalescent. Donc si décembre a offert un répit blanc et bleu au Maroc, il ne marque pas la fin de l'alerte rouge. L'année 2026 se jouera sur la capacité du Royaume à transformer cette ressource temporaire en résilience durable. Mehdi Idrissi / Les Inspirations ECO