Rachid Benzine revient avec nous sur les choix qui ont façonné son dernier roman, L'homme qui lisait des livres. Une fiction-fable puissante, qui prend place dans les ruines de Gaza et met en scène la rencontre improbable entre un photographe français, Julien Desmanges, et un vieux libraire palestinien, Nabil El Jaber. Alors que Julien traque l'image choc, esclave du sensationnalisme et de l'immédiateté, Nabil s'ancre dans le temps long - celui des livres, de la littérature, de l'âme d'un pays qui cherche à exister au-delà de la guerre. Dans un univers dominé par l'image et ses simplifications, Benzine élève sa voix pour défendre le pouvoir des mots, la force des livres comme actes de résistance. Il nous rappelle que, quand les bombes tentent d'imposer leur dernier mot, les livres sont peut-être notre ultime chance de survie - non pour nous évader du réel, mais pour y prendre racine, pour l'habiter pleinement. Comme si, au cœur du chaos, un homme qui lit était la plus radicale des révolutions. "L'homme qui lisait des livres" se déroule entre les ruines de Gaza et les pages jaunies des livres. Qu'est ce qui a motivé l'histoire du libraire dans L'homme qui lisait des livres ? Ce qui a motivé l'histoire de ce livre, ce sont les événements survenus à partir du 7 octobre 2023. J'ai observé une déshumanisation systématique de l'autre, des Palestiniens, dans un contexte où les récits étaient univoques. Nous entendions le récit israélien, celui des victimes, des parents dont les enfants étaient pris en otage par le Hamas, alors que le récit palestinien demeurait largement invisible. Nous avions donc affaire à une guerre des récits et souvent des injonctions médiatiques ou politiques qui ne permettaient pas la question de l'empathie. Il y avait des empathies sélectives. La question qui se pose alors c'est : comment faire face, à la fois, à l'effondrement d'un certain nombre de nos valeurs, à l'effondrement de la question de l'empathie, et comment faire face à la déshumanisation des Palestiniens, qu'on découvrait à travers les images diffusées sur les réseaux sociaux, - bien différentes de celles diffusées par les télévisions officielles ? En fait, ces images tellement violentes finissaient par nous anesthésier et créer cette banalité. C'est là le problème central lorsqu'on s'habitue aux images. Il y avait aussi les effets de statistiques de morts : le nombre de victimes qu'on nous donnait était tellement abstrait que ça participait à cette déshumanisation. La question que je me suis alors posée était : comment faire face à ce déferlement de la violence et à cette déshumanisation ? Et surtout comment on pouvait ré-humaniser ? J'ai alors constaté que le récit littéraire permettait de raconter l'histoire d'un homme. Et donc raconter l'histoire de ce vieux libraire palestinien permet de raconter l'histoire de la Palestine. Il devient ainsi possible de dépasser le 7 octobre 2023 et de montrer que l'escalade et la destruction ne commencent pas à cette date. Le récit crée de l'empathie, un espace du commun, là où parfois le politique, par les polarisations qu'il met en place, ne permet plus. Dans le livre, il est aussi question de problème d'identité. Comment est né le personnage de Najib ? Ce personnage m'est venu en regardant une image, une photo qui circulait souvent sur les réseaux sociaux d'un libraire marocain à Rabat qui s'appelle Mohamed Aziz. Et je trouvais qu'à travers la photo de ce libraire, il y avait une sérénité face au monde. C'était comme s'il habitait un texte, comme si le texte devenait une lumière pour lui, qui lui permettait globalement d'habiter. Et je voulais montrer d'abord que nous sommes toujours dans des identités qui sont plurielles, puisque mon personnage Nabil Al-Jaber est chrétien, tout comme son père alors que sa mère est musulmane. Donc, c'était déjà pour montrer cette complexité. Et ensuite, c'est quelqu'un qui accueille toute la littérature mondiale : il accueille à la fois Mahmoud Darwish dans sa bibliothèque, mais aussi André Malraux, le livre de Job, Hamlet, Primo Levi... Du coup, tous ces auteurs communiquent entre eux dans cette librairie. Un jour, Nabil Al-Jaber se retrouve face à un journaliste français venu simplement prendre une image, il l'invite à écouter son histoire -parce qu'une image et le principe de la durée de l'histoire, sont deux choses différentes, d'où la question de l'attention-, et il découvre que dans sa librairie, les livres communiquent entre eux. Nous pensons souvent que nous choisissons les livres, mais les livres nous choisissent aussi. Nabil raconte son histoire depuis 1948 jusqu'à maintenant, avec à la fois la Nakba, la question de la violence, la question des déplacements, les camps de réfugiés, mais en même temps, l'amour d'une famille, l'amour d'une femme, l'amour de ses propres enfants, la question des études, la question des amis, ...En fait, j'essaie de traverser globalement 70 ans de vie à travers l'histoire de ce libraire qui tente de résister par les mots, par la littérature qui devient cet espace inviolable que nulle barbarie, nulle violence ne peut atteindre. Vous avez dit que les livres n'arrêtent pas les bombes, mais ils empêchent l'oubli. Comment les mots peuvent constituer une forme de résistance? Les livres ne sauvent pas des bombes, ne sauvent pas des corps déchiquetés, ne sauvent pas de la destruction des territoires, mais les livres et les mots permettent de sauver ce qu'il y a de plus inviolable chez l'être humain : ce qu'on appelle son irréductibilité, c'est la question de l'esprit et la question de l'âme. Et historiquement, lorsqu'on lit l'histoire d'un certain nombre de personnes qui ont été dans les dictatures, je dirais violentes, dans les prisons, ils vous disent tout ça : « Ce qui m'a sauvé, c'est le fait de répéter un certain nombre de poèmes. Ce qui m'a sauvé, c'est de pouvoir faire des conférences dans la prison, c'est la lecture, ... ». Ce sont des moments qui permettent de créer une épaisseur du temps et surtout les mots des autres vous rejoignent. Donc, on est toujours sauvé par les mots des autres et à travers la littérature mondiale, on parle d'abord de la condition humaine. D'ailleurs, lorsque le libraire rencontre ce Français venu le photographier, il lui confie deux livres. Le premier, c'est André Malraux sur la condition humaine qui raconte la question de la révolte, la question de la guerre, la question de l'espoir. Et en même temps, il lui donne « La terre nous est étroite », qui va ouvrir le second chapitre de Mahmoud Darwish. Il y a donc à la fois un principe de réalité qui nous oblige à regarder la réalité du monde en face, la question de la violence et la question de la force. Et en même temps, on a un antidote pour pouvoir résister, à savoir la poésie de Mahmoud Darwish qui permet de raconter la mémoire aussi palestinienne. D'ailleurs, nous connaissons souvent l'histoire de la Palestine à travers les mots de Mahmoud Darwish. Et c'est là qu'on voit que les mots ont une capacité de résistance, de mémoire et de transmission. Le livre a été traduit dans plusieurs langues et a eu beaucoup de succès à l'étranger. Est ce que vous vous attendiez à un tel engouement ? On ne s'attend jamais à un tel succès, surtout à l'international, puisqu'aujourd'hui, il est traduit dans 16 langues et il y a encore une semaine, il y a eu la traduction chinoise. Ça montre bien que les mots voyagent et qu'il y a quelque chose dans le monde qui est capable de recevoir l'histoire de ce Palestinien qui résiste par les mots. Ce qui m'intéressait dans cette traduction, c'est justement que ça vient dire qu'on a besoin du sensible. On a tellement été bombardé d'images, on a eu tellement de polarisation, tellement de violence qu'il faut trouver un espace pour ré-humaniser. Et je crois que ce qui se joue à Gaza, ce n'est pas uniquement Gaza. C'est l'hypothèque d'un certain nombre de valeurs qui ont été élaborées durant tout le XXe siècle, à savoir le cadre du droit, la question de la liberté, la question du jugement. Tout ceci était en train de s'effondrer devant nous avec la montée de pouvoirs autoritaires qui n'ont plus d'obligation envers leur propre population et la population des autres, ce qui suppose la question du droit. En fait, les gens sentent que cette violence est en train d'arriver partout dans le monde. La question qui se pose finalement à nous tous : « c'est comment faire pour résister et rester humains ? Comment faire pour ne pas mimer ceux qui vous déshumanisent ? Et surtout comment on fait face à la question de la violence ? ».