Lire pour tenir debout. Ecrire pour ne pas céder à la haine. Croire, encore, à la bonté des hommes quand le monde s'effondre. Dans «L'homme qui lisait des livres», Rachid Benzine fait de la littérature un abri, une blessure ouverte et un acte de souveraineté. Suivez-nous sur WhatsApp Suivez-nous sur Telegram Avec L'homme qui lisait des livres, Rachid Benzine signe une méditation bouleversante sur la dignité et la résistance par les mots. Dans un monde saturé d'images où la douleur palestinienne se consume à l'écran, l'écrivain, politologue-islamologue et chercheur franco-marocain, choisit de raconter la guerre à travers le geste humble de lire, de transmettre et de tenir debout par la littérature. Entretien avec un penseur qui croit encore au pouvoir des livres face à l'effondrement du monde. Dans un contexte où les images de Gaza saturent nos écrans sans toujours susciter l'empathie, pourquoi avoir choisi de faire du geste de lire – si discret, si intérieur – le fil rouge de votre récit ? Rachid Benzine : Vous avez raison : nos écrans sont saturés d'images qui, à force de se répéter, finissent par anesthésier nos esprits. Nous sommes parfois pris entre la sidération et l'impuissance, au point que certains ne peuvent plus les regarder. Or, face à cette violence du réel, il faut d'autres langages pour dire le monde. La littérature, contrairement au flux des images ou à l'urgence journalistique, offre un temps long, celui de la narration et de la mémoire. Elle est pour moi une rhétorique du sensible au service du sens, qui permet de recréer l'empathie, de retisser du commun. Là où le politique divise, la littérature relie. Avec Ainsi parlait ma mère, j'avais déjà exploré ce pouvoir de la parole. Ici, j'ai voulu raconter l'histoire de Nabil El Jaber, un libraire palestinien dont le nom, issu de la racine arabe Jabara – «réparer» –, symbolise celui qui tente de recoudre quelque chose du monde qui s'effondre. À travers lui, je voulais montrer comment le livre devient un acte de résistance face à la déshumanisation et au désespoir Ce Nabil Al Jaber, né d'une mère musulmane et d'un père chrétien, porte en lui l'odyssée palestinienne, filtrée par des œuvres comme Hamlet ou La Terre nous est étroite de Mahmoud Darwich. Que vous ont révélé ces textes sur la manière dont la littérature guérit les cicatrices de la haine ? Rachid Benzine : On est toujours sauvé par les mots des autres. Dès notre naissance, ce sont les paroles qui nous précèdent qui nous constituent. En arabe, le mot kalam signifie à la fois «parole» et «blessure» : parler, c'est ouvrir une plaie, et toute ouverture est déjà une promesse de vie. La littérature, en projetant un monde, nous permet d'habiter celui du texte. Dans le roman, chaque chapitre correspond à un lieu de Palestine traversé par Nabil depuis la Nakba, mais aussi à une œuvre majeure. Les premiers livres qu'il remet à un photoreporter sont La Condition humaine de Malraux et La Terre nous est étroite de Darwich : l'un évoque la révolte et l'espérance, l'autre la mémoire et la poésie. Car nous avons souvent entendu parler de la Palestine à travers la poésie de Darwich. Il faut pouvoir regarder le réel dans sa violence nue tout en gardant un regard poétique. Il faut toujours, je crois, avoir un livre de poésie dans sa poche pour voir le monde autrement. Quand Nabil joue Hamlet à Gaza, dire « Être ou ne pas être » n'a évidemment plus la même portée qu'à Paris ou à Casablanca. Là-bas, ces mots deviennent la question de l'existence même d'un peuple : a-t-il le droit d'être ou de ne pas être ? La littérature offre à Nabil à la fois un refuge et un miroir. À force de lire, il devient un «homme-livre». Quand tout est détruit – la maison, la famille, le territoire –, il ne lui reste que les livres comme patrie portative. Il habite les textes, et les textes l'habitent. Et c'est sans doute l'une des plus belles manières de demeurer humain. Votre fable humaniste interroge ce qu'est un «homme bon» au cœur de la guerre, quand l'empathie s'effiloche dans les débats stériles. Comment voyez-vous la culture comme rempart contre la déshumanisation imposée à Gaza ? Rachid Benzine : Un homme bon, c'est celui qui tient debout par son humanité, face à la déshumanisation. Nabil n'a pour armes que les mots. Il refuse de reproduire la violence qu'il subit, parce qu'il sait que répondre à la barbarie par la barbarie, ce serait perdre son humanité. Être un homme bon, c'est refuser de déshumaniser celui qui vous déshumanise. C'est continuer à voir de la beauté malgré l'horreur. Et c'est peut-être là, dans cette obstination à rester humain, que se trouve la véritable résistance. «Le dernier mot ne revient pas aux bombes, mais aux livres» Entre les gravats de Gaza et les livres défraîchis d'une librairie qui tient encore debout, un vieil homme attend. Il attend quoi ? Peut-être simplement qu'on l'écoute. Car les ouvrages qu'il serre contre lui ne sont pas des reliques : ce sont des morceaux de vie, de mémoire, de douleur partagée. Un jeune photographe français, venu saisir une image, croit ne capturer qu'un visage. Mais dès qu'il croise le regard du libraire, il comprend qu'il s'apprête à basculer de l'autre côté du miroir. «Derrière chaque regard, il y a une histoire. Parfois celle d'un peuple tout entier», glisse l'homme parmi les livres. Commence alors le voyage d'un témoin de l'exil, d'un poète de la résistance, d'un Palestinien qui a fait des mots sa maison. Des prisons aux promesses trahies, du théâtre aux amours perdues, des enfants qui grandissent entre deux mondes aux morts qui ne s'effacent jamais, sa voix déroule un fil fragile : celui de l'humanité. Et dans le fracas du présent, où les bombes voudraient toujours avoir le dernier mot, il rappelle cette évidence simple : lire, c'est tenir debout. Non pas pour s'évader, mais pour habiter le monde, malgré tout. Parce qu'au cœur du chaos, un homme qui lit reste, encore et toujours, un acte de résistance. *Rachid Benzine, «L'homme qui lisait des livres», Roman, Julliard, 2025.