La 14e édition des Atlantic Dialogues, organisée par le Policy Center for the New South (PCNS) sur le campus de l'UM6P, a ouvert un vaste chantier de réflexion : comment penser et structurer, d'ici 2050, un espace atlantique plus autonome, résilient et connecté ? La présentation du douzième rapport Atlantic Currents a servi de point de départ à des débats nourris, où diplomates, chercheurs et praticiens ont confronté diagnostics et scénarios — du rôle croissant de la coopération Sud–Sud aux enjeux techno-géopolitiques qui redessinent les routes du commerce et de l'énergie. Mohammed Loulichki, senior fellow au PCNS, a placé d'emblée la rencontre sous un double impératif : tirer les leçons d'une année « historique » pour le Maroc et réaffirmer l'ambition du rapport de faire émerger une lecture renouvelée de l'Atlantique. « Cette résolution du Conseil de sécurité reconnaît pour la première fois que la solution finale du différend autour du Sahara passe par l'Initiative marocaine d'autonomie », a rappelé Loulichki, avant de recentrer le débat : « L'ouvrage couvre la géopolitique, la régionalisation, l'économie bleue, le changement climatique... et en tire trois conclusions principales : un Atlantique polycentrique, une coopération Sud–Sud structurante, et la nécessité d'une vision commune pour relever les défis transfrontaliers. » Les cinq T, un cadre pour comprendre les ruptures à venir Pour décrypter les forces qui façonneront le monde à l'horizon 2050, Ronak Gopaldas, directeur de Signal Risk en Afrique du Sud, a proposé une grille de lecture synthétique qu'il a baptisée des « cinq T » : Trust (confiance), Trump (rupture stratégique et fin de l'exceptionnalisme), Trade (réorganisation du commerce), Technology (technologie) et Talent (démographie). « La confiance est en chute libre », a-t-il observé, mettant en regard les ressentiments nourris par la gestion de crises récentes — pandémie, conflits — et l'érosion perçue des règles multilatérales. Sur le plan commercial, il a mis l'accent sur le déplacement de la géographie des échanges et la montée en puissance des infrastructures (ports, rails, corridors numériques) comme leviers stratégiques pour l'Afrique. Quant au talent, Gopaldas a insisté : « Plus de bébés sont nés au Nigeria en 2024 que dans toute l'Europe. L'Afrique doit créer 12 millions d'emplois par an ; sans cela, le dividende démographique devient une bombe sociale. » Trois urgences Gaston Ocampo, secrétaire général de l'institute for the Promotion of Latin America and the Caribbean (Argentine), a insisté de son côté sur la nécessité d'une « connectivité stratégique » — éducative, économique et générationnelle — en rappelant le rôle joué par les programmes de jeunes leaders comme ADEL. « Les jeunes ne sont pas seulement un enjeu social : ce sont des acteurs géopolitiques », a-t-il martelé, en appelant à les intégrer comme opérateurs de politiques, pas seulement comme bénéficiaires de formations. Oluwabamise Olanrewaju, directeur du Energy Infrastructure Hub au Nigeria Energy Forum, a mis l'accent sur la transition énergétique et l'intégration des systèmes. Pour elle, le bassin atlantique dispose d'un gisement d'opportunités : solaire et éolien en Afrique et en Amérique du Sud, potentiel hydrogène... mais encore faut-il bâtir des « pôles énergétiques connectés » et des corridors maritimes verts. Elle a plaidé pour une industrialisation « verte » qui transforme l'extraction de minerais critiques en valeur locale : « Il faut passer de l'extraction à la transformation, créer des chaînes de valeur régionales qui traitent et valorisent les ressources sur place. » Multilatéralisme, mutation plutôt qu'effondrement Plusieurs intervenants ont relativisé l'idée d'un écroulement pur et simple du multilatéralisme. Pedro Seabra (Center for International Studies, Lisbonne) a plaidé pour une transformation du multilatéralisme : « Nous n'assisterons pas à l'effondrement du multilatéralisme, mais à son expansion sous des formes plus souples et informelles », a-t-il dit, en citant des exemples concrets qui montrent, selon lui, la montée de mécanismes hybrides, rapides mais fragiles. La gouvernance de ces infrastructures, a-t-il noté, « ne vient pas d'en haut mais du terrain », ouvrant des questions de transparence et de responsabilité. À plusieurs reprises, la nécessité d'articuler hard et soft infrastructure a été soulignée : routes, rails, ports et corridors numériques doivent être accompagnés de moyens de paiement harmonisés, de normes communes et d'un effort massif de formation. Gaston Ocampo a rappelé l'exemple de São Tomé-et-Príncipe : un câble sous-marin à prix élevé ne produit d'effet que si l'on investit parallèlement dans les compétences numériques et les services publics numériques qui en permettent l'usage. Sans cet effort, les infrastructures restent sous-exploitées. Une opportunité africaine Plusieurs panélistes ont insisté sur le rôle central de l'Afrique dans les transformations industrielles à venir. Gopaldas et Olanrewaju ont tous deux mis en exergue la concentration des minerais critiques sur le continent et la nécessité d'en capter la valeur ajoutée : batteries, composants pour la transition bas-carbone, véhicules électriques. L'enjeu est double : promouvoir une industrialisation locale respectueuse des normes environnementales et éviter le piège d'un nouvel extractivisme. « Il ne s'agit pas seulement d'extraire ; il faut transformer, ajouter de la valeur, créer des emplois durables et normes fortes », a résumé Olanrewaju. Si la conférence a livré nombre d'analyses et de propositions, elle a également mis en lumière les limites pratiques : obstacles politiques à l'intégration (accords commerciaux bloqués), déficit de compétences locales, fragilité des initiatives informelles et risques de gouvernance « dans l'ombre ». Seabra a rappelé la difficulté de concilier efficacité et transparence dans un modèle de multilatéralisme plus flexible. Gopaldas, pour sa part, a insisté sur l'urgence d'élaborer des politiques d'emploi et de formation répondant au défi démographique africain. Les avis sont par ailleurs unanimes : l'Atlantique se recompose. Il devient polycentrique, traversé par des flux d'énergie, de personnes, de données et de capitaux qui redessinent les géographies du pouvoir. Pour que cet espace pèse au niveau mondial, il faudra trois choses convergentes : une gouvernance pragmatique (souple mais transparente), des infrastructures physiques et numériques articulées à des politiques de montée en compétences, et une stratégie industrielle qui transforme les ressources en richesse locale. Comme l'a résumé Mohammed Loulichki: la construction d'une « vision commune de l'Atlantique » est aujourd'hui la condition pour relever des défis transfrontaliers et restaurer la confiance dans la coopération.