L'arrivée des premiers S57 en Algérie a relancé le marronnier de la rivalité autour de la cinquième génération. Un faux débat ? Décryptage. Cela fait des années qu'on parle avec une passion parfois débordante de la rivalité maroco-algérienne pour dominer le ciel. Les analyses médiatiques ne tarissent pas de scénarios pour élire celui des deux pour qui penche la balance. Ce débat sur la suprématie aérienne prend d'autant plus d'ampleur que l'Algérie accède à des avions de cinquième génération. La Russie a livré à l'armée de l'air algérienne deux premiers chasseurs Su-57 Felon suite à une commande passée en 2021. Le contrat porte sur une douzaine d'appareils dont la première tranche devrait être livrée en 2026 avant d'honorer le reste du contrat une année plus tard. L'arrivée des nouveaux chasseurs russes en Algérie fait couler beaucoup d'encre concernant le rapport de force au Maghreb. D'aucuns parlent de nouvelle configuration de l'équilibre stratégique, d'autres de nouvelle rupture. Au-delà des grandes phrases, de quoi parle-t-on au juste ?
Su-57, un avion surévalué ? On présente parfois le Su-57 comme un chasseur de cinquième génération, l'équivalent du fameux F-35 américain. On en parle souvent comme si c'était un super-fantôme. Sur le papier, il s'agit d'un chasseur polyvalent et furtif, long de 19,70 mètres et large de 4,80 mètres, avec une capacité de camouflage face au Radar et une vitesse maximale de 2600 km/heure. C'est l'héritier moderne du légendaire Su-27. Il est entré en service dans l'armée de l'air russe en 2020 après plusieurs reports. Derrière cette fiche technique "glorieuse" se cache une réalité moins reluisante. L'appareil n'est pas si redoutable qu'on le croit, au point que le fait de le classer dans la cinquième génération serait prétentieux eu égard à son état actuel qui, selon les experts, reste embryonnaire. "Les retours d''expérience qu'on a aujourd'hui montrent que l'avion est immature", explique Xavier Tytelman, spécialiste de l'aviation militaire dans une interview accordée à «L'Opinion». Selon notre interlocuteur, le Su-57 n'a pas été au niveau espéré par rapport aux modèles concurrents, avec une avionique dépassée, un moteur d'une génération précédente et des capteurs peu développés. Pour cette raison, le chasseur russe n'est pas si furtif qu'on le dise. Sa furtivité est loin d'être acquise, la faiblesse de sa signature radar (détectabilité) est son principal défaut. En revanche, sa malléabilité est prouvée.
Un avion qui ne donne pas envie à l'international Jusqu'à présent, le Su-57 ne suscite pas beaucoup d'appétit à l'international. L'Inde a fini par l'abandonner après avoir été associée en 2018 au programme conjoint avec les Russes pour concevoir un avion de combat de cinquième génération (FCFA). "Les Indiens ont décidé de l'abandonner car il n'était pas au niveau attendu", précise Xavier Tytelman à cet égard, rappelant que l'Algérie est le seul pays à avoir acheté le chasseur russe. "L'Algérie est l'un des rares pays à acheter tout et n'importe quoi", se gausse l'ancien pilote, qui trouve étrange le tropisme russe des Algériens. Client inconditionnel de l'industrie russe, l'armée algérienne y reste acoquinée à Moscou, sachant que son aviation est exclusivement russe, contrairement à d'autres clients assidus, comme l'Inde qui, tout en étant proche des Russes, se sont tournés vers le Rafale. D'autres facteurs plaident contre le Su-57. En plus de sa furtivité contestée, il n'a pas encore fait ses preuves sur le plan opérationnel, avec un déploiement esthétique en Syrie en 2018 et une piètre performance en Ukraine où il aurait été mis à rude épreuve. Kiev en aurait même abattu un en 2024. "Si l'aviation russe était efficace, ça se saurait en Ukraine", insiste le général Michel Yakovleff, ancien vice-chef d'état-major du Shape de l'OTAN qui connaît si bien les subtilités du front russo-ukrainien. Selon lui, l'aviation russe a montré ses limites et sa fragilité face à la défense anti-aérienne au point d'être incapable de survoler le ciel ukrainien. En fait, les Russes en sont venus à tirer à partir de leur ciel en usant souvent de bombes planantes pour atteindre leurs cibles. En tout cas, l'emploi des Su-57 n'a rien changé alors qu'ils sont censés assurer la maîtrise du ciel, comme l'ont fait les F-35 israéliens en Iran.
Cinquième génération : Débat prématuré ? Alors que l'Algérie veut à tout prix disposer d'un avion de cinquième génération pour assouvir sa soif de puissance, quitte à se satisfaire d'un modèle de vitrine, le Maroc fait preuve de retenue. Le Royaume reste discret et ne cède pas aux surenchères, malgré les nombreux bruits qui courent sur un prétendu appétit pour le F-35. Les informations relayées ne dépassent pas pour l'instant le stade de rumeur. Comme nous l'avons déjà dit sur nos colonnes, le choix du F-35 serait irréaliste pour l'instant. L'aigle américain coûte très cher en termes d'heure de vol (42.000 dollars contre 25.000 pour le F-16), d'exploitation et de maintenance qui augmente d'année en année. A cela s'ajoute le problème de la souveraineté qui, en réalité, n'est pas spécifique au F-35 et au matériel américain en général, puisque Washington se réserve le droit de clouer tout appareil au sol si son usage ne convient pas à ses intérêts stratégiques. Raison pour laquelle ce sont les Américains qui décident par exemple si l'Ukraine peut frapper le sol russe ou si Israël peut ou non s'aventurer dans le ciel iranien. En gros, le joyau de Lockheed Martin est certes ce qu'il y a de meilleur sur le marché actuellement mais demeure trop coûteux et trop sophistiqué pour un pays comme le Maroc qui continue de mettre le paquet dans le F-16 qui semble satisfaire les hauts gradés, d'autant plus qu'il s'est montré efficace pendant la guerre indo-pakistanaise. Pour toutes ces raisons, les Forces Royales Air s'apprêtent à recevoir la nouvelle version (Viper) dont elles ont commandé 25 nouveaux exemplaires. Concernant le Rafale, souvent cité comme éventuel futur choix, rien ne confirme cette hypothèse même si le Maroc voulait l'acheter en 2006 avant d'opter pour le F-16. Là, on parle toujours de l'avant-garde. Mais, l'enjeu quantitatif pèse dans cette équation de suprématie régionale, d'autant plus que le Maroc est confronté au risque de vieillissement de sa flotte en cas d'obsolescence du Mirage F1 et du F5. Après que la cession des Mirages 2000 émiratis a fait pschitt, les alternatifs restent difficiles à identifier. On parle des F-18, F-22, Gripen... Quoiqu'il en soit, la particularité du Maroc est sa capacité à choisir le best-of sans se limiter à un seul fournisseur, conclut Xavier Tytelman
Trois questions au Général Michel Yakovleff : "Si l'aviation russe était si bonne que ça, ça se saurait en Ukraine" * Quelle évaluation faites-vous du Su-57 ?
- Si l'aviation russe était si bonne qu'on le dit, elle aurait fait la différence en Ukraine dont elle a du mal à survoler le ciel au point de faire usage de bombes planantes pour atteindre ses cibles sans s'aventurer beaucoup dans le ciel ukrainien. C'est une des lacunes de leurs capacités industrielles. Ils sont pourtant très bons dans les munitions, les sous-marins nucléaires, mais ils n'ont pas assez de capacité d'investissement. Ils n'ont plus d'argent. Le Su-57 n'a rien montré qui puisse en faire un avion de première génération. Ils ont mis tellement de temps à le fabriquer, mais sa plus-value reste à démontrer.
* On parle souvent du F-35 comme le top des avions de cinquième génération. Qu'en pensez-vous ? - Ceux qui achètent des F-35 font à mon avis une grosse erreur. Les Américains ont berné tout le monde. D'abord le prix est variable. Vous n'êtes pas sûr de payer à la livraison le prix négocié au départ. Demandez-le aux Suisses. Ils viennent de subir une augmentation de prix. Les Américains ont dit aux Suisses qu'ils allaient leur vendre le F-35 au même prix payé par l'US Air Force. Puis, il y a eu un nouveau moteur qui coûtait plus cher. Cela a occasionné des frais supplémentaires. Il n'y a pas un seul acheteur de F-35 qui a payé le prix négocié initialement. Il y a la contrainte du prix du vol qui demeure très élevé. C'est vachement cher. Par ailleurs, les Anglais ont un problème avec les F-35 installés sur leurs porte-avions. La furtivité n'est pas garantie dans certains cas liés à l'ouverture des panneaux sans traitement de surface. En cas de contraintes, la furtivité diminue. La préparation de mission est gérée dans un cloud détenu par les Américains qui sont en permanence au courant de la nature des opérations du client. S'ils ne sont pas d'accord, ils peuvent aussitôt clouer l'avion au sol.
* Le Rafale connaît un succès commercial croissant ces dernières années. Le Gripen suédois suscite aussi beaucoup d'intérêt. Pourquoi à votre avis ?
- Le Gripen est moins cher, surtout à l'entretien. C'est un avion qui sert à beaucoup de choses dans la défense aérienne, bien que le Rafale soit largement supérieur en termes de capacité de pénétration et d'attaque à longue distance. En Ukraine, le Gripen se révèle très suffisant pour neutraliser des drones et sécuriser le ciel contre les assauts russes. Il a pourtant le désavantage de dépendre des pièces de rechange américaines. Et puis, les Français, quand ils livrent un avion, c'est pour un usage souverain. Le Rafale a un grand avenir même si la production en masse n'est pas possible pour l'instant. Dassault produit 4 avions par mois maintenant. Il va peut-être passer à une vitesse supérieure s'il remporte un nouveau contrat indien qui lui permettra d'installer une chaîne de production locale. Trois questions à Xavier Tytelman : "Le Su-57 s'est révélé immature et pas au niveau escompté" * Pourquoi estimez-vous que le Su-57 n'est pas de 5ème génération ? - Les Russes prétendent avoir développé un avion de cinquième génération. Mais il faut en connaître la genèse. L'Inde est le pays qui connaît le mieux cet avion puisqu'il était censé le développer avec les Russes. Elle s'en est retirée car cet avion n'a pas été au niveau de ses concurrents. Il n'est pas encore mature. Les Russes l'ont présenté au Salon de Dubaï. Force est de constater qu'ils accumulent 15 ans de retard dans ce domaine. Jusqu'en 2014, ils utilisaient l'avionique française. Les capteurs placés dans les Soukhoï 34 étaient français avant la guerre. Ils achetaient ce genre de technologie puisqu'ils en étaient dépourvus. Même le Su-35 n'a pas fait ses preuves dans les compétitions internationales. Cet avion est jugé insuffisant à chaque fois. Il ne faut pas oublier que l'Algérie l'a reçu après l'annulation du contrat égyptien. Pareil pour l'Indonésie qui préfère le Rafale. Jusqu'à présent, personne ne l'a acheté sauf l'Algérie qui, pour rappel, est le seul pays à acheter tout et n'importe quoi.
* Comment analysez-vous cette course algérienne vers l'armement ? - Le choix du Su-57 est destiné à modifier les équilibres régionaux sur le papier. Le Maroc, comme tous les pays, veille à ne pas rester en dessous du niveau technologique dans cette course à l'armement à laquelle se livre l'Algérie, qui est à 25 milliards de dollars de dépenses. Un budget invraisemblable. L'avantage du Maroc est qu'il a plus de choix en termes d'armement, vu ses nombreux partenaires, ce qui lui permet d'accéder plus facilement que l'Algérie à ce qu'il y a de meilleur sur le marché. On l'a vu avec les drones turcs, les canons Caesar, les chars chinois, les batteries américaines, le tout avec un savoir-faire local qui se développe, contrairement à l'Algérie qui mène clairement une guerre hybride à l'aide de cyberattaques et de proxy.
* On parle souvent du Rafale comme d'un choix meilleur que le F-35 ou le F-16. En quoi serait-il plus pertinent ? - Il s'est avéré que la nouvelle version du F-16 est moins bonne dans les compétitions et plus chère à l'exploitation que le Rafale. Aux Pays-Bas, le Rafale s'est imposé sur la base de 700 critères d'évaluation technique. Mais, les contrats d'avions sont plus politiques. L'Europe reste sous pression américaine pour acheter les F-35. Le Maroc, aussi pour des raisons liées à son partenariat stratégique avec les Etats-Unis, penche plus vers la technologie américaine. Le F-16 coûte le même prix que le Rafale mais reste plus cher à l'exploitation, surtout en termes de coût par heure de vol. L'avantage du Rafale est qu'il a une feuille de route claire de développement, d'autant plus qu'il a gagné les compétitions auxquelles il a participé. Les Indiens en ont été très satisfaits dans leur confrontation avec le Pakistan, en dépit de la propagande qui s'est déchaînée quand un des avions indiens a été abattu. C'était plus un problème de renseignement que de qualité.