Chiffres à l'appui, le dernier rapport du Conseil de la concurrence met en lumière une dynamique rarement assumée mais structurellement centrale dans les finances publiques marocaines : la fiscalité appliquée aux carburants constitue une rente discrète, mais puissante, dont l'ampleur contraint les marges de manœuvre en matière de justice sociale, de transition énergétique et de compétitivité logistique. Les chiffres parlent d'eux-mêmes. En 2024, les recettes combinées de la taxe intérieure de consommation (TIC) et de la TVA appliquées au gasoil et à l'essence ont franchi le seuil symbolique des 25 milliards de dirhams. Sur le seul premier trimestre 2025, l'Etat a déjà collecté 6,86 milliards, en progression annuelle de 6,4 % selon l'Administration des douanes. Cette stabilité remarquable, dans un contexte de forte volatilité macroéconomique, confère aux carburants un statut de ressource fiscale de premier ordre. Elle permet au Trésor d'absorber partiellement la pression croissante des dépenses sociales et d'investissement, dans un environnement où l'élargissement de l'assiette de l'impôt sur le revenu ou sur les sociétés demeure politiquement sensible. Mais cette rente présente un double visage. D'un côté, elle offre à l'Etat un volant de liquidité régulier, dont la prévisibilité alimente les arbitrages budgétaires. De l'autre, elle repose sur des fondamentaux structurellement fragiles : évolution erratique des prix internationaux, sensibilité accrue de la demande aux prix à la pompe, absence de dispositifs d'amortissement ciblés pour les ménages modestes et les professionnels du transport. Lire aussi : Carburants : Le Conseil de la concurrence révèle une recomposition silencieuse du secteur L'année 2024 marque un tournant dans la trajectoire économique des distributeurs. Selon le Conseil de la concurrence, les neuf principaux opérateurs du secteur ont dégagé un résultat net cumulé de 2,3 milliards de dirhams, soit un taux de marge nette de 2,9 % sur un chiffre d'affaires de 77,9 milliards. Une embellie qui tranche avec la contre-performance de 2023 (-0,5 %), et qui réactive mécaniquement les flux fiscaux au profit de l'Etat : impôt sur les sociétés, TVA collectée sur volumes accrus, redevances et autres prélèvements annexes. Ce redressement s'accompagne d'une évolution notable des stratégies financières. Le retour sur capitaux propres (ROE) bondit à 29 %, contre 7 % l'année précédente, tandis que le retour sur capital employé (ROCE) atteint 30 %. En revanche, le taux de distribution des dividendes chute brutalement à 41 %, contre une moyenne de 87 % sur la période 2018–2021. Ce recentrage prudent traduit la volonté des opérateurs de consolider leurs assises financières dans un contexte de régulation plus stricte, où l'intensification de la concurrence pourrait, à terme, rogner les marges. Une rente piégeante pour la transition écologique En l'absence de toute réforme fiscale ambitieuse sur les carburants, l'Etat se retrouve prisonnier d'un rendement qu'il ne peut se permettre de sacrifier à court terme. Le rapport du Conseil de la concurrence le souligne en creux : aucun dispositif de stabilisation des prix à la pompe, ni de mécanisme de compensation ciblée, n'a été mis en œuvre pour atténuer les effets redistributifs de cette fiscalité sur les populations vulnérables ou les secteurs sensibles tels que le transport ou la logistique. L'Etat se trouve dès lors face à un dilemme stratégique : maintenir une fiscalité sur les carburants à haut rendement, au risque d'aggraver les inégalités sociales et de retarder la transition vers des mobilités bas carbone ; ou enclencher une réforme environnementale plus cohérente, avec à la clé une perte sèche de recettes fiscales difficilement compensable par d'autres leviers à moyen terme. La situation actuelle illustre un verrouillage fiscal préoccupant. D'un côté, les carburants fossiles représentent un flux financier vital pour l'Etat ; de l'autre, leur taxation élevée entre en contradiction avec les engagements climatiques du Maroc et les exigences de justice sociale. À mesure que le royaume se positionne comme un acteur de la transition énergétique en Afrique, cette dépendance structurelle à une fiscalité brune soulève un paradoxe stratégique. Le maintien de cette situation pourrait également entretenir une défiance croissante vis-à-vis de la politique fiscale nationale, perçue comme asymétrique. Les appels à une révision de la TIC, à une modulation de la TVA selon les usages (professionnels, particuliers) ou à l'introduction d'un mécanisme de lissage automatique se heurtent, jusqu'ici, à la logique budgétaire du rendement immédiat. À court terme, aucun signal ne laisse entrevoir une volonté politique d'amorcer une réforme en profondeur du régime fiscal appliqué aux carburants. Pourtant, à moyen terme, la pression combinée des engagements climatiques, des impératifs de justice fiscale et de la montée des mobilités alternatives finira par contraindre l'Etat à repenser ce levier budgétaire. Le chantier est d'autant plus complexe qu'il nécessitera une reconfiguration complète du mix fiscal, une meilleure articulation entre fiscalité carbone, incitations à la transition énergétique et soutenabilité des finances publiques. En l'état, les carburants restent à la fois un levier commode et un piège silencieux.