Tandis que les virements et les paiements par carte poursuivent leur progression, les transactions en espèces atteignent des niveaux inédits au Maroc. Cette recomposition du paysage des paiements révèle les disparités entre modernisation des outils financiers et ancrage des usages traditionnels. Le recul du chèque, la montée du digital et la résilience du liquide illustrent une transition inachevée au cœur d'un écosystème fragmenté. Le paysage transactionnel marocain est marqué par une dichotomie structurelle profonde. Alors que l'écosystème des paiements dématérialisés atteint une nouvelle phase de maturation, tiré par l'essor fulgurant des virements et des cartes, la monnaie fiduciaire connaît une hypertrophie persistante. Les données consolidées de Bank Al-Maghrib à fin juin 2025 sont sans équivoque : la circulation fiduciaire a culminé à 449,8 milliards de dirhams (MMDH), affichant une croissance annuelle de 7%. Sur les cinq dernières années et demie, l'augmentation du numéraire frôle les 80%, tandis que l'usage du chèque, instrument d'une époque révolue, s'est contracté de 13% en volume. Cette dynamique divergente, atypique au regard des tendances internationales, révèle les fractures économiques et sociales du Royaume. Loin d'être conjoncturelle, la domination du cash dans l'économie nationale relève d'une tendance lourde. La trajectoire de la circulation fiduciaire témoigne d'une croissance soutenue et quasi ininterrompue : +20% en 2020, +6% en 2021, puis +11% en 2022 et 2023. Cette hégémonie s'ancre dans des réalités structurelles profondes : l'ampleur du secteur non structuré qui opère hors de tout système formel, un déficit d'inclusion financière dans certaines franges de la population et des facteurs socioculturels favorisant la détention d'argent liquide. Même la sophistication croissante des solutions de paiement dématérialisées ne parvient pas à endiguer ce phénomène. La hausse de 5% enregistrée fin 2024 doit d'ailleurs être interprétée avec prudence, ayant été ponctuellement modérée par une opération d'amnistie fiscale qui a favorisé une bancarisation temporaire du cash. Lire aussi : Le crédit, dernier amortisseur social d'un pouvoir d'achat en déclin ? À l'opposé de cette économie centrée sur le cash, les instruments de paiement scripturaux connaissent une phase de développement accéléré. Entre 2019 et 2024, le volume global des opérations a plus que doublé pour atteindre 625 millions de transactions, et leur valeur s'est appréciée de plus de 50%, s'établissant à 5 542 MMDH. Les virements bancaires sont le principal vecteur de cette transition, particulièrement pour les flux de haute valeur. En 2024, ils constituent 49% du volume et, et surtout, 61% de la valeur totale des échanges scripturaux. Avec 322 millions d'opérations, leur usage a progressé de 41% en une seule année. La sophistication de cet instrument, notamment via l'introduction des virements instantanés (déjà 3% du volume), confirme son rôle central dans la formalisation des échanges interentreprises et des salaires. La carte bancaire, quant à elle, s'affirme comme l'instrument privilégié des paiements de détail. Représentant 33% des transactions en volume mais à peine 1% en valeur, elle illustre la digitalisation des dépenses de consommation courante au sein de la population bancarisée. Le parc de cartes en circulation, qui atteint 22,6 millions d'unités, témoigne de son adoption généralisée. Dans ce contexte, le chèque poursuit sa lente érosion. Avec 30,1 millions d'opérations en 2024, son utilisation a chuté de 13% en cinq ans. Le fait que sa valeur globale se maintienne (+6%) indique sa mutation : il n'est plus un instrument de paiement de masse mais un outil de règlement pour des transactions spécifiques de montant élevé. Sa crédibilité est cependant minée par un taux de rejet élevé (3,23%), alimentant une crise de confiance qui accélère sa désaffection. Cette hypertrophie du cash positionne le Maroc à contre-courant de la tendance mondiale. Des rapports de McKinsey, de la Banque Centrale Européenne (BCE) ou de Worldpay convergent pour montrer une dématérialisation rapide des paiements à l'échelle globale, où les portefeuilles numériques et les cartes dominent largement, et où le cash est en fort recul.