De la petite faille, aux dysfonctionnements majeurs, passant par les malversations financières et la dilapidation des deniers. Les contrôleurs de la Cour n'y sont pas allés par quatre chemins pour mettre en évidence les maux qui minent la gouvernance publique. Les moyens humains et matériels mobilisés par l'administration pour réaliser cet audit s'estiment à 432 personnes, dont 259 magistrats, et un crédit au titre de l'année 2008 de 115 millions de dirhams accordés à la Cour. Mais, après la tapage médiatique qui a suivi la publication du jugement des comptes, l'heure est désormais à l'analyse de l'impact réel que pourrait avoir un tel travail (somme toute très sérieux) sur le comportement des acteurs concernés à tous les niveaux de la chaîne juridico-administrative. D'après divers témoignages recueillis sur cette question, la température ambiante au niveau de l'opinion publique peut être résumée en ceci: applaudissements, indignation, mais aussi incertitudes quant aux retombées réelles de l'action de la Cour en matière d'assainissement de la gestion des biens publics. Pourquoi ces aspects suscitent-ils tant d'interrogations? Qu'est-ce qui pourrait changer ou pas dans la gestion publique suite à ce rapport ? Quelles sont les forces et faiblesses de l'action d'audit de la Cour des comptes ? Quels sont les obstacles susceptibles de freiner les poursuites et les sanctions éventuelles ? Retour sur les faits L'audit de la Cour a examiné les comptes de plus d'une trentaine d'entreprises et d'établissements publics, mais aussi ceux des ministères et des collectivités. Selon la juridiction, le nombre de comptes vérifiés au cours de l'année 2008 s'est élevé à 796 (dont une partie non négligeable de collectivités locales) fait partie du passif des comptes antérieurs à 2003 que la Cour continue encore à apurer. A l'issue de ses vérifications, l'instance de contrôle a rendu 641 arrêts définitifs et 27 provisoires. En matière de discipline budgétaire et financière, le bilan de la chambre en charge de la question souligne que, «pendant l'année 2008, la Cour des comptes a continué la procédure d'instruction et de jugement de 59 affaires concernant 260 personnes poursuivies. Dans ce cadre, 44 arrêts ont été rendus, au cours de cette année, et trois autres affaires ont été définitivement jugées ramenant, ainsi, le nombre d'affaires qui sont toujours en cours d'instruction à 56 au titre desquelles 216 personnes sont poursuivies». En termes d'affaires, le gros lot va aux établissements publics (20 affaires sur les 59), suivis des communes urbaines (13) et des communes rurales (8). S'agissant des personnes poursuivies dans le cadre de ces affaires, elles sont au nombre de 74 au niveau des établissements publics, 68 au niveau des communes urbaines et 48 au niveau des sociétés d'Etat (qui ont totalisé 7 affaires). Il est à souligner que la procédure de la discipline budgétaire et financière, ainsi que le notifie le rapport de la Cour, «aboutit à des arrêts prononçant des amendes à l'encontre des auteurs des infractions et, dans le cas échéant, le remboursement au profit de l'organisme contrôlé des montants correspondant à la perte qui lui a été causée par les actes condamnés». Toutefois à propos du rapport de la Cour et de sa portée en tant qu'outil de base pour l'assainissement de la gestion des affaires publiques, la lecture qu'en font les analystes est plutôt contrastée. Efficacité et pertinence de l'audit Plusieurs raisons expliquent les réserves émises par les analystes sur la portée du rapport de la Cour des comptes. En premier lieu figure la période de sa publication. Diverses sources estiment, en effet, que si le fait de rendre des comptes est louable, il n'en reste pas moins que cet audit publié en 2010 et se rapportant à des comptes datant de 2008, voire à des comptes beaucoup plus anciens, accuse un certain retard. Un retard qui, estime-t-on, peut être à l'avantage des personnes qui seront mises en cause. Car, ainsi que le souligne Hassan Dabchy, expert en prévention de fraudes, «en deux ans on a suffisamment de temps pour détruire des preuves accablantes». Cet aspect est également notifié par la Cour dans son rapport. Elle indique comme handicap à son action non seulement la faible production de la comptabilité publique, mais aussi sa lenteur et le manque d'efficacité des organes d'audit interne des entités examinées. Sur un autre volet, la pertinence du travail de la juridiction financière est également freinée par le manque de réactivité des autorités publiques, ainsi que le souligne la députée Saloua Karkri Belkeziz, qui nous explique avoir envoyé une requête à la Primature depuis la publication du rapport 2007 dans l'objectif de savoir comment le gouvernement va réagir concernant les cas de malversations signalées. Mais cette requête, déplore-t-elle, est restée jusqu'à aujourd'hui sans suite. De cette «léthargie» le rapport actuel risquerait également de pâtir. Car, malgré son importance en matière de gestion publique, plusieurs parlementaires contactés à ce propos nous ont affirmé n'avoir encore véritablement pas pris connaissance de son contenu. Manque de moyens Outre ces aspects, la profondeur des investigations de la juridiction financière laissent également sceptiques beaucoup d'analystes. Le mode opératoire étant, comme le souligne le rapport, d'émettre des observations assorties de recommandations visant l'amélioration de la gestion. Ces dernières empruntent la voie d'une procédure contradictoire donnant au même temps la possibilité aux organismes contrôlés de formuler leurs avis sur les observations de la Cour. Mais selon certains analystes, cette approche, somme toute équilibrée, présente également une faille. L'essentiel du travail de la Cour des comptes, estiment-ils, est limité à la constatation des dysfonctionnements et à l'invitation des organismes audités à s'expliquer. Or, selon Samir Bouzid (vice-président de l'instance nationale de la protection des biens publics), «il ne s'agit pas seulement de dire qu'il y a des dysfonctionnements, mais aussi d'en expliquer les raisons et de rassembler les preuves nécessaires et suffisantes aux actions à mener». Hassan Dabchy est également de cet avis. Toutefois, pour lui deux raisons principales expliquent cet état de fait. D'une part, la Cour ne dispose pas de moyens suffisants pour approfondir ses investigations. Celle-ci ne compte que 200 contrôleurs, c'est bien peu pour un pays de 35 millions, ajoute-t-il. Et de poursuivre qu'un pays comme le Canada (33 millions d'habitants) en a 600. Cette situation semble justifier quelques contestations de l'action de la Cour, comme c'est le cas de la Samir dont l'état de la gestion figure dans le rapport, mais qui nie avoir été auditée par la Cour. L'autre raison qui explique le manque de profondeur des investigations serait liée au peu de compétence des contrôleurs en matière de détection et de prévention de fraudes. Pour pallier ces difficultés, les analystes estiment qu'un changement profond de modèle doit être envisagé à la fois au niveau de la Cour, mais aussi de l'administration publique de façon générale. S'agissant de la Cour, une plus grande valorisation de ses moyens et de ses prérogatives est nécessaire. D'après Hassan Dabchy, pour mieux faire son travail qui est assez spécial, cette institution doit avoir un statut spécial différent de celui de la fonction publique et son système de rémunération doit être suffisamment attractif pour lui permettre d'attirer les meilleures compétentes nationales. Outre ce rapport périodique, l'amélioration des moyens de la Cour des comptes devrait aboutir à la conduite d'audits thématiques réguliers sur les politiques et actions publiques. Il s'agit en somme de passer véritablement d'une approche réactive à une approche préventive. Saloua Karkri Belkeziz : Parlementaire, membre de la commission des secteurs productifs Ce ne sont pas les évaluations qui manquent, mais les sanctions. À la publication de l'avant-dernier rapport de la Cour des comptes, j'avais envoyé une question au Premier ministre, pour savoir quelle suite sera réservée au dit rapport et quelles sanctions seront prises. Jusqu'à aujourd'hui, le gouvernement ne s'est pas prononcé sur ma requête. D'ailleurs, je compte revenir à la charge dès le 9 avril prochain, lors de la reprise parlementaire. Dans ce cadre, j'ai fait la demande à notre groupe parlementaire de saisir la commission des finances sur le sujet en question. Le gouvernement doit engager des actions, mais le laxisme l'en empêche. Cependant, en tant qu'élus du peuple, pour nous, ce genre d'actions est une priorité, car c'est bien des fonds publics qu'il s'agit. Des réels efforts doivent être fournis à ce niveau, car on définit des politiques au plus haut niveau, on les exécute, les évalue, mais à quoi tout cela sert si on ne sanctionne pas les dysfonctionnements ? Il faut qu'on donne l'exemple, sans quoi, il ne peut y avoir de bonne gouvernance. Mohammed Samir Bouzid : Vice-pdt, de l'instance nationale de protection des biens publics À notre niveau, on applaudit le fait de rendre des comptes, même si le rapport vient en retard, car avant, on avait ce droit. Toutefois, nous nous demandons pourquoi ce rapport va rester dans les tiroirs ? Pourquoi il n'y a-t-il pas de commission d'enquête qui se chargerait des cas de malversations ? Voilà ce que nous ne comprenons pas. C'est bien de faire des rapports, mais il faut également rendre les dossiers à la Justice. Au niveau de l'instance nationale de protection des biens publics, nous attendons de voir quelles réactions concrètes le rapport de la Cour des comptes va engendrer. On va donc suivre le cheminement de ces dossiers, voir si les juges vont faire leur boulot ou pas, en terme de poursuites. Si la justice tarde à agir, nous allons envoyer des lettres au gouvernement et aux parlementaires, comme nous l'avons déjà fait dans le cas de la mutuelle générale et d'autres dossiers similaires, pour réclamer des poursuites. Nous n'avons pas encore la possibilité de porter plainte, car notre ONG, fondée depuis 2006, n'a toujours pas obtenu son récépissé, pour des raisons évidentes de craintes liées à des types d'actions que nous pouvons entamer dans le domaine de la protection des biens publics. Mais nous avons la possibilité de militer pour la justice, et nous souhaitons que la protection des biens publics soit une affaire de tous. Hassan Dabchy : DG du cabinet HMD Consulting, expert international en gestion des risques, audit interne et prévention de la fraude financière et opérationnelle, ancien inspecteur général de banque. Les Echos : En tant qu'expert dans le domaine de l'audit et de la prévention des fraudes, quelle lecture faites-vous du récent rapport de la Cour des comptes ? Hassan Dabchy : Nous remarquons que chaque année on a le même rapport et les mêmes constats et puis pas grand-chose après. Cela est frustrant, car la Cour des comptes constate des dysfonctionnements sans pouvoir aller aux causes profondes. Or, il ne s'agit pas seulement de dire que les procédures ne sont pas respectées mais de se demander aussi pourquoi elles ne le sont pas. Le Maroc dépense des milliards de dirhams pour sortir du sous-développement, cela impose, certes, de faire des contrôles pour savoir si l'argent public est bien géré. Mais comme vous le savez, il y a deux types de contrôle : les contrôles permanents de conformité et les contrôles périodiques (audit interne et contrôle externe). Celui de la Cour des comptes est un contrôle périodique, il est de ce fait insuffisant. Cette insuffisance se matérialise aussi par le fait que la Cour examine les irrégularités, la conformité des opérations et le jugement des comptes. Or, ce qu'il faut véritablement pour être efficace, c'est de faire des contrôles de performances. Comment, selon vous, peut-on pallier ces insuffisances ? Il faut un changement de culture qui permettrait de faire passer l'administration d'une logique de moyen (conformité) à une logique de résultat (performance). Les maîtres-mots dans cette logique sont : conformité, efficacité et sécurité. Ce qui doit nécessiter des efforts particuliers, ce n'est pas tant la conformité mais l'efficacité et la sécurité des dépenses publiques. Pour ce faire, il faut premièrement encourager l'administration à remettre en cause ses méthodes qui sont encore très bureaucratiques, afin d'adopter une gestion saine et non pas seulement une gestion régulière. Car, sous couvert de la régularité, il peut y avoir beaucoup de fraudes silencieuses. En deuxième lieu, s'agissant des instances de contrôles, notamment la Cour des comptes, ce n'est pas la bonne volonté qui lui manque. Mais c'est une institution qui ne dispose pas de moyens et de compétences humaines suffisants. Cette Cour n'a que 200 contrôleurs pour un pays de 35 millions d'habitants et ceux-ci ne sont pas formés à la détection et à la prévention des fraudes. Un autre point extrêmement important en matière d'amélioration des mécanismes de contrôles, c'est l'indépendance des auditeurs internes. Toutes ces entités contrôlées par la Cour ont une structure d'audit interne, mais leur manque d'indépendance fait qu'elles ne peuvent pas contrecarrer les dérapages avant que cela n'arrive à la Cour des comptes. Mais tout cela justifie-t-il le fait qu'il y ait peu de poursuites après les dysfonctionnements constatés ? En grande partie, oui. Car, il est difficile de poursuivre de hauts responsables sur la base de dysfonctionnements constatés. Il faut pour ce faire des preuves de fraudes. Or, les enquêteurs ont du mal à cerner les preuves de fraudes, du fait comme je l'ai déjà dit, qu'ils ne sont pas formés aux techniques de détection des fraudes. La lenteur de la Cour, qui elle aussi est justifiée par le manque de moyens à sa disposition, réduit également les possibilités de poursuites. Nous sommes en 2010 et des contrôles se rapportant à 2008 font l'actualité. Or, en deux ans, on a le temps de détruire des preuves accablantes. C'est donc pour toutes ces raisons qu'un changement de modèle s'impose. Une comptabilité publique pas à jour Le rapport de la Cour des comptes dans son tome 2 fait mention de l'état de la production des comptes publics en 2008. Le constat qui en ressort est que, malgré l'importance des dysfonctionnements constatés, seule une faible quantité des comptes publics a pu être examinée. Au niveau des services de l'Etat par exemple, sur 3.228 comptes à produire à la Cour, seulement 1.313 l'ont été en 2008, soit un taux de production de l'ordre de 40%. La Cour précise également que 147 comptes produits ne sont pas en état d'examen à cause du manque de certaines pièces comptables prévues par la réglementation en vigueur. S'agissant des établissements publics, le nombre de situations comptables produites par les trésoriers payeurs était de 229 dont 200 se rapportaient à l'exercice 2007, indique le rapport. Quant aux comptes émanant des ordonnateurs et autres assujettis (comptes administratifs), leur nombre s'est élevé à 163 en 2008, alors que celui-ci était de 611 en 2006. Le document de la Cour indique également que certaines entreprises concessionnaires ou gérantes de service public ont cessé de produire leurs comptes depuis 2006. Il en est de même pour d'autres assujettis, dont certaines associations et entreprises privées qui n'ont jamais réagi par rapport aux obligations légales qui leur incombent en matière de production des comptes de l'emploi des fonds publics qui leur sont octroyés par l'Etat ou les entreprises publiques. Ce sont là autant de situations à même de réduire l'efficacité de l'action de la Cour. La Samir... Des audits sans auditeurs ? La Samir fait partie des entreprises épinglées par la Cour des comptes. La raffinerie assure en effet une part importante de l'approvisionnement national en produits pétroliers, à hauteur de 55%. Dans le cadre des audits (entre autres observations), la Cour a recommandé, concernant la Samir, «de procéder à l'évaluation de l'exécution des engagements prévus par le contrat de privatisation de la raffinerie et à la récupération des sommes qui avaient été indûment encaissées au titre dudit coefficient d'adéquation, qui s'élèvent à plus de 3,5 milliards de DH sur la période convenue initialement pour le maintien dudit coefficient au sein de la structure des prix allant de juillet 1997 à juin 2002». Mais le 30 mars dernier, la Samir riposte en faisant une révélation étonnante. La raffinerie affirme qu'en aucun moment les auditeurs de la Cour ne sont venus contrôler ses comptes, et se dit surprise d'avoir appris les affaires la concernant seulement dans la presse. Mohamed Ghayate, DRH et directeur des Relations institutionnelles de la Samir, ajoute également que, l'indu en question n'a pas lieu d'être, car, explique-t-il, «le coefficient d'adéquation est fixé par l'Etat et est intégré dans la structure des prix. Ce n'est donc pas un avantage dont bénéficie la Samir».