«Le public est contre vous, mais l'avenir vous appartient». C'est par ces mots que le mécène russe Sergueï Chtchoukine s'est adressé à Henri Matisse (1869-1954), avant le départ de celui-ci vers le Maroc. Le temps lui aura donné raison, tout comme le collectionneur Ivan Morozov, qui acquiert plusieurs toiles réalisées par le peintre français à Tanger. Dans un récent livre, l'auteur et photographe américain Jeff Koehler a analysé l'influence de la citadelle sur l'œuvre du dessinateur et sculpteur, montrant comment ce précurseur du fauvisme au XXe siècle n'a finalement «jamais quitté le Maroc». Intitulé «Matisse au Maroc : un voyage de lumière et de couleur» (Matisse in Morocco: A Journey of Life and Color, Pegasus – 2025), l'opus documente ce périple comme une quête de renouveau artistique. Si les écrits sont nombreux à aborder les séjours des peintres et des dessinateurs étrangers au Maroc, comme c'est le cas pour Eugène Delacroix en 1832, ou encore Hilda Rix à la même période que Matisse, Jeff Koehler propose ici une lecture historique qui remet cette dynamique à la croisée de la vie publique et des questionnements de l'artiste sur son œuvre. Entre janvier 1912 et février 1913, le natif des Hauts-de-France a effectué deux séjours au Maroc, sur les conseils de son collègue Etienne Dinet qui a longtemps vécu en Algérie. En retrait d'un Paris alors dominé par le cubisme de Picasso, Matisse en ressort plus prolixe que jamais, Tanger ayant marqué un tournant dans la suite de son œuvre picturale. Sur cette période, il produit une vingtaine de tableaux, inspiré par la lumière de la citadelle, par ses lieux emblématiques, entre la Villa Brooks et la Kasbah, par sa végétation méditerranéenne, ou encore par ses rencontres comme avec Zohra, ainsi que les populations locales qu'il portraitise dans leur vie quotidienne. Au-delà de l'apport artistique de ce séjour, Jeff Koehler propose une lecture historique qui renseigne sur l'environnement régional de cette dynamique. Henri Matisse se rend à Tanger, en quête d'inspiration pour finaliser des commandes accumulées. Mais une fois à la rive sud, les pluies battantes l'envahissent d'un doute sur le bien-fondé de sa décision. En ce début du XXe siècle, le Protectorat (1912-1956) ne tardera pas à être décrété par la France. Zohra sur la terrasse - Henri Matisse (1912) C'est dans ce contexte tumultueux que le voyage de Henri Matisse s'effectue en deux temps. Les expérimentations auxquelles le terrain devient favorable se traduisent par l'évolution des créations picturales. On y trouve l'abstrait du «Café marocain» (1913), mais aussi d'autres inspirations aux couleurs du Maroc, jusqu'aux années 1920. De la réception de ces œuvres en France à leur confiscation en Russie, après la Révolution bolchévique (1917), puis leur exposition entre les Etats-Unis et l'URSS en 1990 et 1991, l'ouvrage de Jeff Koehler met en situation aussi les interactions entre Matisse, ses collègues et ses collectionneurs, outre ses voyages artistiques culminés par ce séjour tangérois.