Il est un âge de l'homme où le feu dompté devint moteur, et où la terre livra ses entrailles noires pour propulser des civilisations entières. Le pétrole — sang obscur de la modernité — aura été l'arcane majeur du XXe siècle. Mais voici qu'au seuil du troisième millénaire, les oracles s'inquiètent, les chiffres vacillent, et les puissances se regardent en chiens de faïence : Combien reste-t-il de cette manne ? Et surtout, nous dit-on la vérité ? Une fin annoncée ou mise en scène ? Les augures modernes, tels que BP Statistical Review, l'Agence Internationale de l'Energie (AIE) ou encore l'OPEP, s'accordent sur un chiffre : environ 1.700 milliards de barils constitueraient les « réserves prouvées » de pétrole dans le monde. À raison d'une consommation planétaire de 100 millions de barils par jour, soit 36,5 milliards par an, cela nous mènerait à un épuisement total aux alentours de 2075. Mais ces calculs, en apparence savants, ne sont que conjectures mobiles. Derrière l'expression « réserves prouvées » se cache une vérité incertaine : ces réserves ne sont considérées comme telles que si elles sont économiquement et technologiquement exploitables, ce qui dépend du prix du marché, de la stabilité des régions concernées, et de la volonté politique. À 40 dollars le baril, certains gisements sont abandonnés ; à 100 dollars, ils renaissent comme par miracle. L'incertitude est la norme. Et la norme est un outil de pouvoir. LIRE AUSSI : Le temps long des empires : Peut-on encore penser à mille ans ? L'ombre des mensonges L'histoire du pétrole est truffée de falsifications silencieuses. Au sein de l'OPEP, les années 1980 furent marquées par une surenchère mensongère des réserves nationales, chaque pays voulant maximiser ses quotas de production. En 1988, le Koweït augmente d'un coup ses réserves de 50 %. L'année suivante, l'Iran, l'Irak, les Emirats arabes unis et l'Arabie saoudite font de même. Aucun nouveau champ n'avait été découvert. Aucun audit indépendant ne viendra jamais vérifier ces affirmations. Encore aujourd'hui, la plupart des Etats producteurs refusent de publier leurs données exactes, préférant user de la peur de la rareté comme d'un levier diplomatique. Certaines monarchies pétrolières n'ont pas révisé leurs chiffres officiels depuis des décennies, alors même qu'elles pompent quotidiennement des millions de barils. L'illusion règne. L'opacité gouverne. Le pétrole, clef des empires et tombe de royaumes La suprématie américaine au XXe siècle ne s'explique pas sans son contrôle des routes du pétrole. Durant la Seconde Guerre mondiale, les tanks de Rommel s'arrêtèrent, faute de carburant, tandis que les Alliés roulaient, inlassablement ravitaillés. En 1945, le pacte du Quincy, scellé entre Roosevelt et Ibn Saoud, garantit aux Etats-Unis un accès privilégié à l'or noir saoudien — en échange d'une protection militaire indéfectible. Plus tard, en 1973, l'embargo de l'OPEP suite à la guerre du Kippour provoque un séisme économique mondial : les prix du brut triplent, les files s'allongent aux stations-service, et l'Occident comprend, enfin, sa vulnérabilité. Et en 2003, l'invasion de l'Irak, déguisée en croisade contre des armes de destruction massive, se fit dans l'ombre d'un autre objectif : le contrôle des secondes plus grandes réserves prouvées au monde. L'épuisement : une fable stratégique ? Un doute, vieux comme la stratégie, traverse les cercles informés : et si la menace de pénurie n'était qu'un mythe savamment entretenu ? En 1956, le géologue américain M. King Hubbert prophétise un pic de production pétrolière aux Etats-Unis vers 1970. Sa courbe en cloche fera école. D'autres, comme Colin Campbell ou Jean Laherrère, reprendront le flambeau pour annoncer le pic mondial vers 2010. Or, depuis deux décennies, la technologie a repoussé cette échéance : fracturation hydraulique, forage en eaux ultra-profondes, sables bitumineux. Mais ces « miracles » technologiques sont coûteux, polluants, instables. Le monde ne gagne pas du temps, il le rachète au prix fort — et au prix de sa stabilité. Le paradoxe de l'abondance Le GIEC, dans ses rapports successifs, est formel : pour rester sous les 1,5°C de réchauffement planétaire, 80 % des réserves fossiles connues doivent rester sous terre. Or, chaque année, de nouveaux champs sont ouverts, de nouveaux pipelines tracés, de nouveaux terminaux portuaires construits. Le paradoxe est là : l'humanité ne mourra pas du manque, mais de l'abondance. La société moderne, dopée aux hydrocarbures, ne ralentit pas. Elle s'accélère vers l'abîme, comme un navire ivre de puissance, oubliant qu'il est prisonnier de son propre réservoir. L'après-pétrole : utopie ou leurre ? Des promesses surgissent : l'hydrogène vert, les énergies marines, les panneaux solaires orbitaux, les batteries au lithium-soufre. Mais toutes les grandes transitions énergétiques de l'histoire ont pris plus d'un siècle. Le charbon domine encore en Chine. Le nucléaire stagne. L'éolien dépend des métaux rares. Et tout cela... dépend encore du pétrole pour exister, être transporté, être construit. La transition verte elle-même n'est pas exempte d'ombre. Elle pourrait devenir une nouvelle forme de colonialisme technologique, où les pays du Sud extraient le cobalt et le lithium pour alimenter les voitures électriques du Nord. Le spectre des conflits à venir Plus que jamais, le pétrole demeure matière de guerre future. – L'Arctique, en dégel, devient le nouveau front de la convoitise énergétique. – Le Sahel, riche en bassins sédimentaires inexplorés, attire les appétits. – Le Venezuela, assiégé par des sanctions, détient encore plus de 300 milliards de barils. Des conflits dits « hybrides » se dessinent, mêlant cyberattaques, blocus maritimes, ingérences politiques. Le pétrole n'est plus seulement une ressource : c'est un outil de domination mondiale, un talisman de puissance, un poison lent. Que restera-t-il après? Le pétrole est partout : dans les routes, les plastiques, les vêtements, les engrais, les médicaments, les ordinateurs, les guerres, les rêves. En sortir n'est pas une décision : c'est un arrachement civilisationnel. Lorsque l'ultime baril sera extrait — ou volontairement laissé sous terre — quelle forme prendra le monde ? Aura-t-on appris à bâtir sans brûler ? À désirer sans consommer ? À exister sans dominer ? Ou sombrerons-nous, tel un empire romain moderne, dans un long effondrement, noyé dans la lumière mourante d'un feu que nous avons adoré comme un dieu ? Ainsi s'avance le crépuscule. Et dans cette pénombre rougeoyante, il ne tient qu'à nous de faire le choix entre le sursaut ou la servitude. Comme jadis les empires périrent de ne pas avoir vu venir leur nuit, ainsi périrons-nous si, dans le vacarme des pompes et le mensonge des chiffres, nous persistons à nier la vérité du vent, du soleil... et de la limite.