Dans sa biographie primée par l'Académie française «Ibn Khaldûn : Itinéraire d'un penseur maghrébin», Mehdi Ghouirgate revient sur les liens de l'intellectuel maghrébin du XIVe siècle avec son temps et son espace, notamment Al-Andalus. Outre la ville de Fès, la terre des aïeux qu'est la péninsule ibérique musulmane a été un élément important dans l'évolution de la pensée de celui qui est considéré comme le fondateur des sciences sociales. DR ‹ › Dans sa biographie consacrée à Ibn Khaldûn (1332 – 1406), l'historien franco-marocain Mehdi Ghouirgate a eu le mérite de replacer exhaustivement l'intellectuel médiéval dans son temps et dans son espace, entre le Maghreb, Al-Andalus et l'Egypte du XIVe siècle de l'ère commune. Primé par l'Académie française pour la rigueur de son écrit le plus complet du genre sur le penseur et philosophe, «Ibn Khaldûn : Itinéraire d'un penseur maghrébin» (CNRS éditions, 2025)», le chercheur met en exergue un parcours qui «épouse les contours d'un monde en crise et que la peste noire fait basculer dans une ère nouvelle». Il éclaire ainsi sur le rôle même de cet espace dans l'évolution intellectuelle et la réflexion politique qui vont toutes deux façonner l'œuvre de l'érudit considéré comme le père fondateur des sciences sociales. Natif de Tunis, Ibn Khaldûn est notamment dépeint à travers ses périples l'ayant mené jusqu'à Fès, Al-Andalus, la «terre des ancêtres», Bougie, Tlemcen, son retour désastreux dans la capitale spirituelle, ou encore son exil au Caire. Avec la montée du règne chrétien dans la péninsule ibérique, ses aïeux quittent Al-Andalus pour se réfugier à Ceuta, regagner Béjaïa, puis Tunis. Mais la peste noire et l'intensité de la mortalité ayant précipité le déclin de l'Ifriqiya, composante orientale du Maghreb, le penseur cherche la protection du pouvoir mérinide de Fès, ville phare de l'Occident musulman, du Maghreb, du pays du Soudan et de ce qui reste de l'Andalousie musulmane. Dans le Maroc actuel, il aura laissé un leg scientifique précieusement conservé à Al Quaraouiyine et religieusement étudié dans le Souss, où «Kitâb al-'ibar» (Le livre des exemples) a bénéficié du large intérêt des savants et de leurs apprenants. Dans son ouvrage, Mehdi Ghouirgate, professeur à l'Université Bordeaux-Montaigne et professeur associé à l'Université Mohammed VI polytechnique (UM6P), remet en contexte l'ensemble de ces influences pour montrer que la vie politique régionale a été un facteur déterminant dans le parcours familial et intellectuel d'Ibn Khaldûn. À ce titre, il explique que l'histoire personnelle, telle qu'invoquée par le concerné, situe d'emblée celui-ci dans «la grande histoire du monde musulman». Une famille de notables partis d'Al-Andalus L'opus de Mehdi Ghouirgate rappelle que le penseur «fait remonter sa généalogie à Wâ'il Ibn Hujr, soit un fils d'un roi yéménite» dépêché en délégation auprès du Prophète de l'islam, devenu ainsi «le premier converti yéménite à cette religion». Sur fond de luttes intestines au cours des premiers siècles de l'islam, cet homme «se serait installé dans la ville de Koufa et se serait opposé au premier calife omeyyade», Muʿâwiya Ibn Abî Sufyân (661‐680). «Dès lors, la famille d'Ibn Khaldûn [est en] partie liée avec les Omeyyades, d'abord dans un rapport d'opposition. Selon Ibn Hazm (m. 1064), au moment de la conquête d'al-Andalus, l'un des ancêtres d'Ibn Khaldûn, Khâlid Ibn ʿUthmân, aurait été membre du contingent yéménite. Une fois de plus, le nom connote le lien unissant les Banû Khaldûn à ceux qui en vinrent, selon Gabriel Martinez-Gros, jusqu'à incarner l'identité d'al-Andalus, soit les Omeyyades (756‐1031)», écrit l'historien. Celui-ci explique que «c'est à cet aïeul éponyme que se rattache, d'un point de vue onomastique, la famille d'Ibn Khaldûn». Dans une biographie inédite, Mehdi Ghouirgate rend à Ibn Khaldûn ses lettres de noblesse Plus loin, l'auteur souligne que l'on retrouve, du VIIIe au début du Xe siècle, «les Banû Khaldûn installés à Carmona» et montre comment de là, les ancêtres du penseurs vont devenir des notables à Séville. Il indique que «pour conforter la noblesse de ses origines», Ibn Khaldûn invoque aussi «Ibn Hayyân (m. 1076), considéré au XIVe siècle comme le chroniqueur par excellence de l'histoire d'al-Andalus, de sa genèse aux royaumes des taïfas, en passant par l'âge d'or supposé du temps du califat omeyyade». «Aujourd'hui perdue, l'œuvre d'Ibn Hayyân a été en partie conservée dans des ouvrages ultérieurs comme celui d'al-Maqqarî (m. 1632). Cet auteur tardif jugea opportun de retranscrire un extrait qui valorisait ces deux autorités, Ibn Hayyân et Ibn Khaldûn, qui se retrouvaient de la sorte enchâssées l'une dans l'autre : 'La maison des Banû Khaldûn est encore aujourd'hui extrêmement célèbre à Séville, ses membres les plus éminents ont toujours tenu une position éminente parmi les hommes politiques et les savants'», écrit encore Mehdi Ghouirgate. Avant cela, tout semble commencer avec les «difficultés rencontrées par les émirs omeyyades de Cordoue à la fin du IVe siècle». Abû Hâni Kurayb Ibn Khaldûn, un des lointains parents d'Ibn Khaldûn, essaye de «ravir le pouvoir en prenant la tête d'une rébellion». Il compte sur l'appui de «membres de puissants lignages arabes» dont les Banû Khaldûn font partie et contrôlent des régions prospères, mais cette révolte avortée lui coûtera la vie. Cet épisode marquera «le début de l'histoire de cette famille en tant que notables installés à Séville», où les Banû Khaldûn vont «profiter de la faiblesse du pouvoir omeyyade pour y acquérir une place prépondérante». En se référant au «Livre de la recension des biens (Repartimiento) des Castillans, réalisé «au lendemain de la conquête de 1248», Mehdi Ghouirgare relate que les aïeux possèdent de vastes étendues de terres agricoles, les villages de Borg Aben-Haldoun ou de la Torre Aben-Haldoun, outre «une place forte dans l'Aljarafe, région connue comme étant l'une des plus grandes productrices d'huile d'olive de la péninsule Ibérique, à la base de la prospérité de Séville et de ses exportations». Mehdi Ghouirgate Citant également le thuriféraire de la dynastie almohade, Ibn Sâhib as-Salât (m. après 1190), Mehdi Ghouirgate indique par ailleurs que «que l'esplanade adjacente à la Grande mosquée de Séville, la Giralda, portait le nom d'Esplanade Ibn Khaldûn (Rahbat Ibn Khaldûn), sans doute en mémoire de ce lignage aristocratique qui possédait des biens en ville, comme dans la campagne adjacente». En déplacement en délégation à Séville, à la cour de Pierre le Cruel (1350 ‐ 1369), le roi de Castille fait même miroiter à Ibn Khaldûn une éventuelle «restitution de biens de sa famille en contrepartie de son engagement à ses côtés». Des rapports ambigus avec la terre d'origine Sur la «terre des ancêtres», le penseur maghrébin «est mandaté pour faire partie d'une ambassade qui est missionnée auprès de Pierre le Cruel», dans l'ancienne grande capitale almohade nouvellement conquise par les chrétiens. À Grenade, Ibn Khaldûn est par ailleurs invité par celui qui est considéré comme «le plus grand homme de lettres de son temps, son mentor mais aussi son concurrent en direct», le vizir grenadin Lisan al-din Ibn al-Khatîb (1313 – 1374). De sa généalogie, il ressort que les ancêtres d'Ibn Khaldûn «se déplacent de la périphérie vers le centre, du Yémen vers Koufa, première capitale islamique située en dehors d'Arabie, et de Carmona, ville de taille modeste, vers Séville, métropole d'al-Andalus à partir du XIe siècle», note Mehdi Ghouirgate. C'est cette «conception cyclique de l'histoire» perpétuée par ses aïeux que le penseur semblera suivre, au gré de l'ascension et de la chute des dynasties musulmanes et de l'évolution des chefs-lieux du pouvoir, à la fois politique, religieux et intellectuel. Histoire : Lorsque les Nasrides andalous firent de Chefchaouen leur forteresse Mettant le voyage et la mobilité en toile de fond, l'historien écrit qu'«Ibn al-Khatîb, en véritable arbitre des élégances, reconnaît à Ibn Khaldûn toutes les qualités requises pour être incorporé dans la suite du sultan nasride». À travers lui, on sait que l'intellectuel excelle dans la composition de poèmes de circonstance, avec une capacité distinguée à «penser la poésie avec une profondeur certaine», comme lors de la rédaction d'un «commentaire sur l'un des plus célèbres poèmes de louange au Prophète, al-Burda (le Manteau), écrit par al-Bûsîrî (m. 1294)». Ibn Khaldûn a par ailleurs composé des poèmes «à l'occasion de la Fête de la naissance du Prophète de l'islam (al-mawlid an-nabawî ash-sharîf)», qui coïncide avec son arrivée à Grenade. Faisant écho à une «sommation» feutrée poussant l'intellectuel à faire ses preuves pour accéder au «cénacle des lettrés grenadin», cette contribution et d'autres traduisent son analyse prouvant «sa maîtrise de la langue que sous-tendaient ses qualités de philologue averti». Dans ce sens, il recourt à «la discipline de la métrique (ʿarûd) et aux commentaires donnés sur le sens de tel ou tel vers dont l'interprétation restait sujette à caution». «Au cours de séances littéraires, Ibn Khaldûn devait faire montre de sa connaissance approfondie de la grammaire, en sus de la comparaison avec d'autres célèbres poèmes convoqués au fil de la démonstration. Les célébrations, à commencer par le mawlîd, donnaient lieu à des joutes poétiques entre courtisans, qui brodaient autour de la naissance du Prophète, et en dressaient le panégyrique», écrit Mehdi Ghouirgate. Contacté par Yabiladi, l'auteur et historien explique que compte tenu des changements politique à l'aube de la chute de Grenade (1492), les liens de l'intellectuel médiéval avec la terre de ses ancêtre restent pour autant «ambigus». «Lors de son voyage à Al-Andalus, avec Ibn al-Khatîb ou avec un ministre juif qui a fait carrière à la fois à Fès, Grenade et Séville, du nom d'Ibn Zarzar, il côtoie par ailleurs des personnes bilingues, qui maîtrisent l'arabe et le castillan, avec une dimension biculturelle qui leur permet une connaissance de l'Europe chrétienne. C'est l'occasion, pour lui, de faire un anachronisme relevant de l'Histoire comparée, qui tend à prouver sa sagacité et sa perspicacité unique en fait.» Mehdi Ghouirgate De cette immersion, Ibn Khaldûn retient que «les chrétiens nous ont dépassés avec un essor de l'enseignement des sciences rationnelles, particulièrement de la philosophie», outre une diffusion de la connaissance à travers les universités européennes comme Padoue, Cambridge et La Sorbonne. Il constate, parallèlement, un déclin au Maghreb, «voire une quasi-disparition» de ces disciplines. Il explique ensuite les raisons structurelles de cette tangente, puis il caractérise la phase expansionniste de l'Europe chrétienne. En filigrane, il alerte sur le crépuscule dangereux du monde musulman face à un adversaire difficilement faillible, car armé de savoir. Utilisant la «louha» comme métaphore en référence à la flotte de guerre musulmane maîtrisant péniblement l'espace maritime de la Méditerranée, il estime que ce dispositif a montré ses limites, face à une grande puissance. «En quittant définitivement le Maghreb pour s'exiler en Egypte, il prendra un navire génois italien, qui le mène de Tunis à Alexandrie. C'est dire comment les relations entre musulmans sont elles-mêmes assurées par des flottes chrétiennes, à ce moment-là. Al-Andalus aura été l'occasion de mettre en perspective son histoire», nous dit Mehdi Ghouirgate. Une perception changeante entre Orient et Occident Au-delà de l'aspect biographique sur la vie d'Ibn Khaldûn, Mehdi Ghouirgate s'est intéressé à la perception de l'œuvre d'Ibn Khaldûn dans sa région, le Maghreb, en Orient, puis son introduction dans la pensée européenne en tant que l'un des rares auteurs régionaux ayant eu un écho mondial, notamment auprès de l'Occident global. Voilier en haute mer / Peinture : Vladimir Koval «Il faut savoir que cette diffusion est tributaire du niveau des lecteurs et du nombre de lecteurs. Or, c'est un des aspects de ce que j'appelle la grande divergence entre l'Europe et le monde islamique en général, et le Maghreb en particulier. Là où l'imprimerie, le protestantisme, le temps des révolutions ont amené pour la première fois dans l'histoire de l'humanité en Europe, une majorité de personnes qui ont acquis la capacité de lire, le Maghreb s'est caractérisé pendant très longtemps, jusqu'au siècle dernier, par un anarchisme de masse.» Mehdi Ghouirgate Autant dire que la diffusion de la pensée d'Ibn Khaldun s'est opérée principalement «autour de plusieurs centaines de copies d'un même ouvrage». «Pour avoir vécu à la fois au Maghreb et en Orient, en Egypte, il a été connu des deux composantes essentielles du monde arabe profond et au-delà», souligne l'historien. Celui-ci met en avant le contexte de la conquête ottomane et l'émergence de lettrés bilingues, à travers lesquels les turcs vont rapidement s'intéresse à Ibn Khaldûn en le traduisant, des années après sa mort en 1407. Bien avant ERASMUS, les voyages d'études étaient au cœur de la formation des savants d'Al-Andalus «Nous avons donc une réception différente. En Orient sous domination ottomane et après l'invasion du Caire en 1517, Ibn Khaldûn sera considéré comme le grand penseur du déclin. Il sera celui qui permet de réfléchir et de donner des perspectives à la déchéance des Ottomans, ces derniers se considérant comme étant l'incarnation de l'Islam», nous déclare Mehdi Ghouirgate. Au Maghreb, l'étude du «Livre des exemples» servira par ailleurs de moyen de compréhension et de projection «dans un passé lointain qui est celui de la grandeur, de l'essor civilisationnel et du moment où la région a été au moins aussi puissante que les chrétiens». C'est dire que le sens donné à la perception de l'œuvre d'Ibn Khaldûn ainsi que la diffusion de cette dernière sont eux-mêmes à mettre dans le contexte politique, historique et spatial où ils s'opèrent. Né à Grenade dans le contexte de la chute du dernier chef-lieu musulman en Andalousie, décédé entre 1527 et 1555 à Tunis, Hassan al-Wazzan (Léon l'Africain) introduira pour sa part la pensée de l'intellectuel maghrébin dans l'Europe chrétienne. Léguant un ouvrage de référence sur l'époque médiévale de la rive sud-Méditerranéenne, l'auteur de «Description de l'Afrique» a lui-même un lien particulier avec la ville de Fès, avec l'ancienne capitale d'Ifriqiya et avec l'Egypte. Léon L'Africain introduit Ibn Khaldûn en Europe chrétienne De parents musulmans andalous, Hassan al-Wazzan et sa famille trouvent refuge à Fès, où il aurait effectué ses études avant de travailler pour les sultans mérinides. Voyageur diplomate ayant travaillé dans le notariat et appris le Coran par cœur dès son jeune âge, il quitte le pays en 1515 pour se rendre à Istanbul, avant de se retrouver au Caire, en 1517. De là, il remonte le Nil pour arriver à Assouan, puis effectue le pèlerinage vers La Mecque. Chemin faisant, il visite l'Afrique centrale, l'Arabie et l'Arménie. Lors de son voyage de retour en 1519, son bateau est attaqué par des pirates siciliens. Conduit de Naples à Rome, il est fait prisonnier au Château Saint-Ange, pour être proposé au pape Léon X comme esclave. Histoire de Léon l'Africain sur les traces du Maroc médiéval Portrait de Léon l'Africain Catéchisé en prison, Léon l'Africain sera baptisé par le pape Léon X qui lui imposera son appellation, selon les récits historiques. Sa conversion au christianisme l'affranchit et l'érige en homme de lettre de la Renaissance italienne, sous la protection directe du pape. À ce titre, Mehdi Ghouirgate souligne auprès de notre rédaction que «c'est parce qu'il est extrêmement important dans la configuration des savoirs au Maghreb qu'il sera le premier en date à évoquer Ibn Khaldûn comme argument d'autorité, longuement cité». «Autrement dit, Jean-Léon Africain a fait fortune en se servant des raisonnements et du système discursif d'Ibn Khaldûn, notamment sur les langues, le processus de substitution linguistique, la place des nomades, la composante linguistique du Maghreb. Cette dimension considérée à présent comme anachronique par rapport aux intentions premières de l'intellectuel maghrébin met en avant l'intérêt porté sur les mœurs, les modes de vie et les descriptions qui renseignent grandement l'Europe expansionniste cherchant à connaître les sociétés d'outre-mer.» Mehdi Ghouirgate Selon le chercheur, «c'est le premier sens qui permet à Jean-Léon Africain de faire en sorte que le lectorat européen, de plus en plus nombreux et appartenant à une entité de plus en plus expansionniste, puisse connaître en profondeur le Maghreb, son histoire, ses langues, ses populations…», à travers une mise en avant du «seul grand penseur classique de l'islam à ne pas avoir été découvert par l'Europe au Moyen-Âge» et dont le nom n'aura pas été naturalisé. Article modifié le 19/12/2025 à 11h40